Semaine 0 : lundi d'avril
Le soleil se lève doucement au même rythme que Romy qui se rend au travail l'esprit léger. Elle n'a pas une grande motivation pour attaquer sa journée, mais elle est ravie de pouvoir retrouver ses collègues et papoter un peu. Son emploi lui plaît sans plus, mais ses amies remontent la jauge de son enthousiasme d'au moins cinquante pour cent. Pour tout dire, elles lui permettent de tenir le coup au quotidien. Le rituel est toujours le même. Romy se lève à 6 h 40 tapante, elle boit son café tout en se préparant, puis à 7 h 20, elle décolle de chez elle pour se rendre au bureau. Elle arrive sur le parking à 7 h 40, seuls quelques pas la séparent de l'agence. Elle fait partie de ceux qui habitent à proximité de leur boulot. Elle a de la chance, elle le sait. Cela compte pour trente pour cent de sa motivation, reste seulement vingt pour cent à combler au quotidien. À 7 h 50, elle allume son ordinateur. À 8 h, elle est prête à commencer sa journée pro. Elle œuvre dans une agence d'intérim. Son travail consiste à trouver la perle rare pour les patrons et le métier de rêve pour les chercheurs d'emploi. Elle n'apprécie pas de rester derrière un bureau pendant des heures, mais cet emploi la rassure et contribue à nourrir sa famille. Elle souhaiterait un jour exercer un travail manuel pour se sentir utile comme chapelière, maroquinière ou menuisier. Romy, sous ses airs de jeune femme fragile dus à sa pâleur et à sa chevelure couleur blé coupée au carré, est une indépendante. Elle aime qu'on la laisse prendre son propre chemin vers son but fixé. Malheureusement, dans les grands groupes comme le sien, la marche à suivre est toute tracée pour obtenir le meilleur profit de chacun. Ce qu'elle comprend.
Une fois son outil informatique paré, elle consulte ses mails pour traiter les urgences. Même si Romy adore ses collègues, elle chérit aussi cette petite heure en solitaire dans les locaux avant que l'effervescence de l'agence ne démarre pour ne plus s'arrêter jusqu'à la fin de la journée. Ils sont plus d'une dizaine à travailler avec elle. En dehors du directeur, de son adjoint, Marc, et de la comptable qui ont des bureaux privés et fermés, les autres gestionnaires se partagent un espace similaire à du coworking où chacun occupe l'emplacement qu'il souhaite dans l'open space. Il y a des petites salles de réunion aux couleurs pétantes comme du bleu électrique, de l'orange ou du vert bonbon acidulé, qui leur permettent de s'entretenir plus en intimité avec des clients ou de futurs intérimaires. Malgré ce qu'on peut penser, ce n'est pas désagréable, une fois que l'on est habitué à entendre en permanence un brouhaha, généré par les sonneries de téléphone, les conversations avec les visiteurs et les collègues eux- mêmes. Romy, qui au départ avait eu du mal à ne pas avoir son espace personnel, s'est accommodée de la situation. Ainsi, elle a remplacé son pot à crayon fait maison, offert par son fils, par une trousse personnalisée d'un de ses dessins, son cadre à photo fétiche avait été placé en fond d'écran de son ordinateur, ses papiers divers ont disparu pour être informatisés et ses post-its et différentes notes ont élu domicile dans un de ses nombreux carnets qu'elle chine au gré de ses voyages. Romy apprécie ce roulement de bureau qui lui permet de se rapprocher de certains collègues ou de s'éloigner d'autres selon son humeur. De même, il lui est agréable d'être plus en retrait les journées où elle lit les règlements intérieurs et différentes conventions collectives. Tout comme, elle se place sur le devant de la scène durant les périodes creuses pour se charger, entre autres, de l'accueil des visiteurs. Le chamboulement du départ a fini par prendre place dans les mœurs. Tout le monde y trouve son compte. Romy aime par-dessus tout se rendre dans la salle commune pour une pause-café avec ses collègues préférées et ainsi bavarder quelques précieuses minutes. Quand le boss et les plus intransigeants sont absents, les quelques minutes peuvent se prolonger en plusieurs dizaines. Des instants qu'elle ne changerait pour rien au monde et qui lui remontent le moral les jours sans ou qui lui permettent d'exposer sa joie dans les meilleurs jours. Romy n'est pas difficile à vivre, mais elle a bien du mal à se lier avec les gens. En dehors de ses deux collègues et de son mari, elle n'a que peu de personnes à qui se confier. Elle a du mal à accorder sa confiance. Alors oui, ces moments sont précieux pour elle.
10 h 00, l'agence est en pleine activité. Tout le monde est arrivé et a trouvé une place. En ce lundi d'avril, l'ensemble des collaborateurs sont présents, y compris le directeur. C'est la grande réunion. La journée va, à présent, lui paraître longue. Mais, armée de café, des regards complices de ses copines et de quelques SMS échangés sous la table de conférence, elle va tenir le coup.
Elle a frôlé quelques fois le fou rire durant la grande messe en lisant les messages groupés de Sarah et Gaby. Ses deux amies peuvent parfois être très taquines. Ce matin, c'est le big boss qui en fait les frais. Il faut dire qu'il a enfilé des chaussettes à petits cœurs roses. Le mythe est brisé. Lui qui est charismatique, bel homme, la cinquantaine, grisonnant sur les tempes, assez sexy, toujours dans un costume bien taillé. Cette faute de goût ne laisse pas les trois collègues indifférentes et les occupe durant les deux heures de réunion. À base d'échanges de GIF et d'émoji, il en prend pour son grade. Rien de méchant, bien entendu, elles l'adorent. Aussi à la fin, avant qu'il n'atteigne son bureau, elles le félicitent pour son atout et lui, bon joueur, leur rétorque :
— J'avais bien compris que c'était ma fête aujourd'hui en voyant vos regards rieurs durant mon intervention. Sachez mesdames, que ces chaussettes m'ont été offertes par mon épouse pour la St Valentin, alors oui je les porte pour lui faire plaisir, oui je trouve qu'elles sont ridicules, mais mon amour pour elle vaut bien quelques heures de honte.
Sur ces paroles, il quitte la salle de réunion en remontant de chaque main son pantalon pour que les jeunes femmes puissent bien observer son cadeau. Leurs applaudissements recouvrent à peine leurs rires.
Les trois amies sortent de l'agence pour déjeuner. Une excursion hors des murs de l'agence renforcera leur humeur joviale. Les restaurants ne manquent pas dans le quartier, elles alternent les saveurs. Ce midi, ce sera japonais pour le plus grand plaisir de Romy qui en est fan. Elle est friande de riz vinaigré, de salade de chou et de poissons crus, en particulier de thon.
Chacune repart derrière son bureau à peine une heure plus tard. Elles doivent mettre un coup de collier jusqu'au soir. La réunion du lundi est importante, mais leur fait prendre un peu de retard sur l'organisation de la semaine. Romy quitte l'agence à l'heure habituelle. Elle ne déroge à aucune de ses routines sauf si son avancement et ses rendez-vous ne lui permettent vraiment pas. Son heure, c'est 17 h. Ni une minute de moins ni une de plus. Le trajet du retour est toujours mis à profit, pour réfléchir à ce qu'elle va concocter à sa famille. Elle doit nourrir ses trois ogres, son mari, Jérôme, sa fille, et son fils ainé. Eliot, gaillard adolescent, a hérité de tous les traits de son père y compris son caractère emphatique à sauver toutes les âmes esseulées - surtout des animaux blessés pour l'heure, mais Romy en est persuadée, il finira par passer à l'espèce humaine d'ici quelques années. Sa fille cadette, Lou est une jeune fille curieuse et toujours joviale, sa gaieté est la fierté de sa maman, car elle est si contagieuse que tous ceux qui l'approchent sont rassérénés de leurs angoisses. Contrairement aux idées préconçues, les jeunes filles ne mangent pas moins que les garçons. Alors qu'elle s'apprête à monter en voiture, son pied bute sur un objet. Elle allait shooter dedans en pensant à un bout de bois avant de se rendre compte qu'il s'agissait d'un carnet. Elle qui les aime tant aurait pu en reconnaître un à des kilomètres à la ronde. Elle se baisse pour le saisir et le caresse. Elle le tourne dans tous les sens pour chercher un indice sur son origine.
— Que fais-tu là tout seul toi ?
À qui peut-il donc appartenir ? Il est vert clair et sans motif. Il a une couverture rigide et lisse et un rabat magnétique. Il est simple, mais chic. Rien ne laisse paraître qui pourrait en être le propriétaire. Romy hésite. Elle sait à quel point elle déteste que quelqu'un fouine dans un des siens. Elle le vit comme une violation de son intimité. Elle se dit que si elle ne regarde pas dedans, elle ne connaîtra jamais son propriétaire pour le lui rendre. Les mains tremblantes, elle ose. Le cœur battant, elle décachette le rabat aimanté. La première page est blanche. Rien, pas un seul mot, ni même un dessin. Elle ne sait pas si elle peut en tourner une de plus. Elle n'en a pas envie. Elle hésite. Puis, elle le referme.
Elle décide de le poser sur son bureau le lendemain, bien en évidence en espérant que le propriétaire se manifestera par lui-même.
VOUS LISEZ
TU ES QUELQU'UN
General FictionLe mot résilience aurait pu être créé pour Sarah. Derrière chaque empreinte de pas qu'a laissée l'héroïne de ce récit en se relevant des épreuves de la vie, elle y a abandonné un peu d'elle-même. Petit à petit, elle a perdu sa joie, sa dignité, s...