Le père d'Euphrosine, un certain Juan Miguel Flores Castillo, mouton mérinos et taxidermiste de son état, lorsqu'il apprit que sa compagne attendait un « heureux » évènement – tout dépend du point de vue –, se découvrit tout à coup un besoin de changer d'air instantané, une passion impérieuse pour les voyages, et une envie subite et radicale d'expatriation, lui qui n'avait jamais quitté la région d'Antofagasta de toute son existence. Il se mit donc en tête de partir le plus vite possible, et surtout le plus loin possible de tout biberon, toute couche (propre ou sale) ou responsabilité parentale. De là à dire qu'il ressentait quelques difficultés à se faire à l'idée de devenir parent, n'exagérons pas. C'était bien plus que cela...
En tout cas, sa recherche d'emploi venait soudain de prendre une nouvelle dimension, là où au Chili, ses perspectives de carrière étaient plutôt précaires et très aléatoires, tout du moins d'après son analyse du marché du travail dans sa branche. Analyse qui était certainement aussi fiable que mon pronostic pour le résultat du Quinté+, des gagnants des concours Mister Univers ou de l'Eurovision...
En un mot comme en cent, c'est ainsi qu'il quitta un peu précipitamment le Chili, avec en poche un billet d'avion sans retour, acheté au tarif le plus bas qu'il avait pu trouver sans devoir vider son petit compte épargne, qui ne dormait pas à la banque, mais sous son matelas. Il paraît que c'est pour bon pour le maintien dorsal.
Juan Miguel s'envola donc de Santiago du Chili en direction du vieux continent, avec seulement une petite valise usée, son passeport et ces quelques milliers de pesos chiliens en sa possession. Après une première escale un peu agitée à Bogotá, où il assista à une routinière prise d'otage diligentée par un cartel de la drogue, directement sur le tarmac, avant même d'être descendu de l'avion, et un second arrêt à Madrid où il eut le temps de goûter aux callos a la Madrileña et de visiter le Palais Royal, il atterrit enfin à Varsovie. Il avait choisi cette destination grâce, ou plus certainement à cause du prix du billet défiant toute concurrence, auprès d'une compagnie low-cost quasiment inconnue. Laquelle faisait probablement partie de la tristement célèbre liste noire de l'Organisation de l'Aviation Civile Internationale (un organe des Nations Unies qui regroupe toutes les compagnies aériennes à éviter pour votre sécurité), mais cela, il l'ignorait totalement... Ou l'avait peut-être occulté pour sa propre santé mentale. C'est fou ce que peut faire votre cerveau quand il reçoit une information stressante.
Il passa enfin l'étape de la douane avec succès, après avoir survécu à ce très long vol aux nombreuses turbulences météorologiques, à quelques fissures de plus en plus grandes repérées sur l'aile gauche depuis son hublot, à des voisins mangeurs de chips et/ou atteints d'aérophagie, au plateau repas et au service des hôtesses et stewards d'une qualité plutôt médiocre, et enfin subi à son arrivée, un contrôle de sécurité et une fouille un peu trop approfondie de chaque recoin de son anatomie.
Bref, il se retrouva à la sortie de l'aéroport, seul dans le froid de la capitale polonaise. Il n'avait à aucun moment pensé au fait qu'en janvier, plein été au Chili, c'était le cœur de l'hiver en Europe, dans l'hémisphère nord... D'autant plus en Europe de l'Est où cette saison peut être particulièrement rude. Lui qui n'avait qu'une chemise, une veste légère sur le dos, et cela va sans dire, pas de slip fourré en moumoute, il se prit de plein fouet les −14°, la petite tempête de neige et le vent glacial qui traversaient le pays, et par la même occasion l'absence criante de sous-vêtements thermiques.
Il s'installa dans un motel miteux (littéralement) près du centre-ville pendant quelques semaines, le temps de trouver une activité pécuniaire assez convenable et surtout rentable pour s'offrir un logement décent, de préférence qui ne soit pas déjà squatté par des hordes de blattes et autres rampants – qui ne payent pas de loyer, eux –, et une garde-robe adaptée au climat local.
Un jour où il officiait en tant que taxidermiste (l'appellation un peu plus raffinée pour dire dermatologue ambulant) dans les faubourgs de la capitale, comme il l'avait fait des années durant lorsqu'il vivait au Chili, la Policja l'arrêta de façon a priori arbitraire, après avoir fait un contrôle de routine pour un supposé phare arrière défectueux qui s'était miraculeusement remis à fonctionner ensuite. Les motifs invoqués par les fonctionnaires de police, indubitablement corrompus, dans le procès-verbal étaient : « exercice illégal de la médecine » et « défaut de permis de conduire », car il ne possédait qu'un certificat d'études primaires et n'avait jamais passé ne serait-ce que l'examen du Code de la route. Cette raison était objectivement plutôt valable, il n'est pas nécessaire d'avoir un doctorat en droit pour s'en rendre compte ! Mais pompon sur la Vistule, ce PV ne mentionne même pas le phare supposément cassé ! Étonnant, non ?
Après son arrestation, il fut enfermé dans un pénitencier sinistre perdu au fin fond de la Voïvodie de Couïavie-Poméranie1 en attendant son hypothétique jugement, la prison centrale de Varsovie étant pleine à craquer, avec un taux de remplissage de 180 % au dernier recensement officiel.
Dans ces contrées exotiques aux mœurs étrangères et étranges, comparées à celles du Chili, les rares procès se déroulaient le plus souvent des années après les faits... s'ils se tenaient un jour ! La présomption d'innocence existait légalement, mais dans les faits c'était un concept quelque peu ésotérique, et la plupart des prisonniers écopent d'une peine injustifiée, la plupart du temps bien au-delà de l'échelle des sanctions officielle. Notez que la peine de mort existait en Pologne jusqu'en 1997, et que la dernière exécution eut lieu en 1988.
Les institutions sont rongées depuis longtemps par la corruption, et la mafia, omniprésente, les contrôle depuis des décennies, bien avant le début de la Guerre Froide, jusqu'au moindre petit bureau de poste. Elle possède même des succursales en Europe, en Russie, aux États-Unis, en Australie et dans de nombreux autres pays. Cela vous donne un petit aperçu du système judiciaire polonais, et plus généralement de nombre de pays de l'ex-Bloc Soviétique.
On l'envoya donc dans un camp de travail pénitentiaire, autrement dit au goulag, histoire qu'il prenne un peu de recul et le temps de réfléchir à ses bêtises.
D'ailleurs, d'après la dernière carte postale qu'avait reçue la maman d'Euphrosine, environ dix-huit mois après son envoi (pendant lesquels ladite missive avait eu le temps de faire un tour du monde dans le sens inverse des aiguilles d'une montre), il croupissait encore des jours presque heureux dans ce pénitencier infâme et vétuste d'Europe de l'Est.
Pour passer le temps intelligemment, quand Juan Miguel ne faisait pas de sport, il alternait entre ses révisions pour se présenter officiellement en candidat libre au Certificat d'Aptitude Professionnel de médecine, spécialisé en dermatologie ; et des leçons de conduite, prodiguées en douce par un gardien avec qui il avait lié connaissance. Il espérait ainsi passer son permis de conduire, lorsqu'il aurait enfin obtenu sa carte « libéré de prison ».
Par ailleurs, il avait été introduit dans un fight club clandestin de combat de pouces, où les gardiens pariaient leur maigre salaire pour voir les détenus se détruire les phalanges tous les jeudis soir. Ses codétenus l'avaient aussi initié au dressage de rats et autres cafards qui, comme la population carcérale, connaissait une croissance galopante dans les établissements pénitentiaires du pays, et constituaient un apport en protéines non négligeable. Ils organisaient de temps à autre des représentations de courses et autres exercices de jonglage de leurs petits protégés.
Et enfin, à défaut d'avoir envie d'envoyer des cartes postales à sa compagne, il s'était découvert une passion pour l'écriture de nouvelles, dont la dernière s'intitulait sobrement « Goulash au goulag », une romance culinaire inspirée de faits réels.
A suivre...
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Goulash au Goulag
RomanceUne histoire dans l'histoire des Tribulations d'Euphrosine ! Ici, on s'intéresse à son père, porté disparu dès lors qu'il a appris que sa compagne était enceinte. Il décide donc de tout plaquer pour refaire sa vie en Europe...