Ce matin-là, Beata examina le planning : sa garde se ferait pour la première fois à la cuisine, depuis son arrivée dans l'effectif de la prison, quelques semaines auparavant. Sa tutrice Olga, gardienne plus expérimentée, lui prodigua quelques conseils : même si l'environnement était plus agréable que dans les cellules, la cour ou le reste de la prison, il ne fallait en aucun cas baisser sa vigilance. Garder les yeux et les oreilles bien ouverts, guetter le moindre geste suspect. Les ustensiles de cuisine, adaptés au contexte, restaient des armes potentiellement dangereuses, voire létales. Olga resterait de toute façon avec elle pour la soutenir ; mais dans quelque temps, Beata devrait être la plus autonome possible, être capable de faire face à des situations de crise.
Olga et elle devaient devenir bien plus que des équipières : des jumelles, leurs réactions vis-à-vis l'une de l'autre devaient devenir instinctives, mimétiques et presque télépathiques. Beata savait pertinemment qu'elles risquaient leurs vies et qu'elles devaient se faire confiance à 200 % pour faire face chaque jour à des situations qui pouvaient mal tourner en un instant.
Et le dernier conseil d'Olga était d'un genre bien différent : ne surtout pas s'approcher de l'intendant en chef Aleksy Kowalski. Quand Beata jeta un regard déconcerté à sa collègue, lui demandant pourquoi elle devrait se méfier d'un employé de la prison, aussi impressionnant et intimidant soit-il, celle-ci lui répondit avec un grand sourire et un clin d'œil plein de sous-entendu.
— Il est pour moi, ma belle ! Chasse gardée !
— Oh ! D'accord..., c'est noté ! , pouffa-t-elle, prise au dépourvu. Elle s'attendait à une explication bien plus terre à terre, par exemple que cet homme était très dangereux, qu'il avait assassiné toute sa famille, qu'il avait empoisonné des détenus retors en ajoutant une pincée de cyanure ou de mort aux rats dans la soupe, ou pire encore... Elle arrêta là sa réflexion qui partait dans des circonvolutions mélodramatiques dignes d'un documentaire produit par Netflivicz sur des tueurs en série. Des quoi ?
En tout cas, cela promettait des épisodes captivants de Radio-Potin toutes les semaines !
Les détenus, en dehors du quartier des femmes évidemment, côtoient d'habitude très peu le rare personnel féminin dans la prison, mais pour ce qui est de la cuisine et de quelques autres lieux comme la laverie, où les prisonniers étaient susceptibles d'effectuer des travaux, ils pouvaient se croiser, toujours sous haute surveillance.
— Allez, c'est l'heure, dépêche-toi, la pressa Olga. Kowalski a horreur des gens en retard !
Beata pouffa, ça n'était pas un simple intendant qui allait lui faire la leçon... Elle lissa son uniforme, saisit sa matraque qu'elle glissa à son ceinturon, et suivit sa collègue hors du bureau des gardiens, direction la cuisine.
⸎
— Sainte Julienne de légumes ! gronda Aleksy Kowalski, en voyant les deux jeunes femmes entrer dans la cuisine. Vous avez vu l'heure ? rouspéta-t-il en pointant de son index menaçant la grosse horloge accrochée au mur, qu'on ne pouvait pas rater en entrant dans la salle.
— OK, Aleksy, respire ! répliqua Olga en levant une main en signe d'apaisement. On n'est pas des détenus, n'oublie pas ! Tu n'vas pas nous faire une grossesse nerveuse, si ?
Beata retint un fou rire avec grande difficulté devant l'incongruité de cet échange. Elle avait vite remarqué que sa collègue était dotée d'un humour pince-sans-rire ou carrément brusque, et pouvait balancer des répliques cinglantes parfois, mais face à un type comme Kowalski, le célèbre roi de la cuisine, c'était vraiment osé ! Ou carrément suicidaire, difficile de trancher.
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Goulash au Goulag
RomanceUne histoire dans l'histoire des Tribulations d'Euphrosine ! Ici, on s'intéresse à son père, porté disparu dès lors qu'il a appris que sa compagne était enceinte. Il décide donc de tout plaquer pour refaire sa vie en Europe...