Goulash au Goulag, une romance culinaire

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La rue Karola Szymanowskiego était comme toujours bien tranquille, mais on percevait le brouhaha de la circulation dense du boulevard Ossolinskich tout proche. C'était l'heure de pointe à Bydgoszcz, la capitale de la voïvodie de Couïavie-Poméranie, ce qui n'était pas forcément synonyme d'heure de sortie de bureau, dans la mesure où, à l'instar de la capitale Varsovie, elle avait un taux d'embouteillage surréaliste. Un véritable fléau polonais.

Les gardes en faction allaient et venaient à intervalles réguliers, leurs talons claquaient sur les trottoirs jusqu'au coin du boulevard, où d'autres gardes prenaient le relais, dans un ballet réglé comme du papier à musique militaire au pas cadencé.

Dans la prison de Bydgoszcz, dans l'unique quartier de sécurité moyenne, où les petits comme les grands délinquants étaient emprisonnés sans distinction de gravité de leurs délits ou crimes à cause de la surpopulation carcérale, c'était l'heure à laquelle on épluchait les légumes pour la soupe du soir, sous la surveillance étroite de l'intendant en chef Kowalski.

Aleksy Kowalski n'était pas commode, il en avait toutefois la carrure. Et là, on ne parle pas de mobilier suédois monté en kit, où on se retrouve avec quelques vis à la fin, et qui menace de s'écrouler après quelques heures ! Étant donné ses caractéristiques physiques proches des dimensions d'un réfrigérateur américain, aucun détenu sain d'esprit ne lui cherchait querelle. Les rares qui avaient été suffisamment bêtes ou inconscients pour venir lui chatouiller les côtes s'en souvenaient encore, quelques-uns n'étaient sûrement plus de ce monde pour en témoigner... Certains avaient rejoint l'infirmerie en ramassant leurs dents, expliquant qu'ils avaient malencontreusement glissé sur une savonnette dans la douche ; d'autres en espérant ne pas perdre définitivement l'usage de leur·s [insérer ici le nom d'un membre ou d'un organe quelconque].

Aleksy Kowalski était en apparence d'humeur égale. Toujours mauvaise ! Mais était-il, sous ses allures de gros dur, une bonne pâte au cœur tendre et coulant ? Du point de vue des détenus, ça n'était pas du tout flagrant. Certains auraient pu dire qu'il lui manquait deux petites minutes de cuisson, mais ils auraient eu affaire à Aleksy, et ils tenaient à leurs dents et leur vie, alors personne ne se risquait à dire une telle chose, ni quoi que ce soit susceptible de le froisser !

Bref, l'intendant en chef Kowalski était en quelque sorte le roi de la cuisine, et par extension le patron des prisonniers de Bydgoszcz, qui avaient tous l'obligation d'y travailler régulièrement. Et grâce à ses qualités physiques et relationnelles intrinsèques, l'épluchage et plus généralement les diverses activités et corvées en cuisine ne nécessitaient que peu de présence du personnel carcéral, car la loi, c'était lui. Et l'ordre.

Marek était enfermé dans cette prison délabrée depuis maintenant plus de dix ans. Le trentenaire n'en était pas à sa première peine de prison, loin de là. C'était un petit délinquant multirécidiviste depuis son plus jeune âge. Déjà avant ses 10 ans, il volait de la nourriture et des babioles sur les étals des marchés ou dans les magasins, ce qui lui avait valu plusieurs fois d'être interpellé, au grand dam de ses parents qui, complètement dépassés par son effronterie et son mépris de l'autorité, se saignaient aux quatre vents pour tâcher de lui donner une vie décente et le remettre dans le droit chemin. À douze ans, son envie de prendre les chemins de traverse se réaffirma, c'était beaucoup plus amusant que ce fameux droit chemin. Cette hardiesse le poussa à voler sa première voiture et à participer à son tout premier rodéo urbain avec l'aide de son meilleur copain de l'époque. Ce premier gros délit lui avait valu une nouvelle arrestation, direction la case maison de correction, sans toucher 200 zloty1. L'établissement prépénitenciaire n'avait rien à voir avec une colonie de vacances, que ses parents, dépités, n'avaient de toute façon jamais eu les moyens de lui offrir. La comparaison lui aurait donc été impossible à faire.

Il y avait tout de même appris des choses, par exemple confectionner une arme blanche à partir d'une brosse à dents, ou une corde à l'aide de draps. Comme quoi, tout n'était peut-être pas perdu. Il aimait les travaux manuels, s'étaient persuadés ses parents. À sa sortie, ces derniers l'enjoignirent à reprendre ses études, en privilégiant justement des cursus moins scolaires. Il pouvait faire une formation dans de multiples domaines manuels, comme la mécanique, la couture, la coiffure ou la cuisine... Mais Marek n'en avait cure, il avait déjà commencé son apprentissage dans le grand banditisme dans le huis clos de sa prison, avec des maîtres du genre, et il n'avait qu'une envie : mettre en application la théorie.

Il avait des faux-airs de Brad Pitt, surtout de loin et dans la pénombre. À bien y regarder, il correspondait davantage à un savant mélange d'acteurs tels que Benedict Cumberbatch pour les boucles châtain-blondes, Javier Bardem pour la mâchoire carrée et la barbe d'une semaine, et Brad Pitt pour les iris couleur azur. Son sourire était en revanche beaucoup moins ultra-bright, mais il prenait soin de son apparence et de son début de calvitie qu'il camouflait précautionneusement en rabattant sa grande mèche dessus, façon « banane » à la Elvis. Il avait la petite quarantaine et un adorable début de brioche. Tout ceci nous donnait quelques indices sur la probabilité qu'il soit un amateur de pâtisseries et autres petits plats gourmands. Bref, c'était presque Brad Pitt, plutôt Bradislaw Pitkowski... !

Beata, quant à elle, était à Bydgoszcz depuis seulement quelques mois, toutefois avec un statut bien différent. Son histoire était totalement incomparable. Elle avait eu une enfance heureuse, à l'abri du besoin. Ses parents l'avaient inscrite dans les meilleurs établissements scolaires privés de la capitale, et aux meilleurs cours d'équitation, dans un des haras les plus huppés du pays. Elle était partie en colonie de vacances, elle, chaque été.

Et aujourd'hui, elle était de l'autre côté des barreaux : elle s'était engagée dans la pénible carrière de gardienne de prison. Comment en était elle arrivée là ? C'est l'été de ses seize ans, lorsque son propre père fut incarcéré injustement pour une sombre histoire de corruption et de délit d'initié, et qu'elle se rendit compte des conditions d'incarcération répugnantes, que la jeune fille décida d'embrasser cette fonction délicate (à défaut de devenir avocate, mais elle avait échoué en 1ʳᵉ année de droit), d'autant plus pour une femme. Elle voulait aider les détenus, quel que soit leur milieu d'origine, et leur passé judiciaire, à se réinsérer dans la société.

Elle était un peu plus jeune que Brad Marek, la chevelure rouquine nouée en un chignon strict, à grands renforts de gel et de barrettes à cheveux, à l'image lisse et carrée des gymnastes soviétiques lors des compétitions internationales. Son regard émeraude malicieux comme Emma Stone vous transperçait l'âme. Une charmante fossette au coin de son trop rare sourire enjôleur venait adoucir son visage impassible. Beata portait élégamment l'uniforme de gardienne, qui depuis peu avait subi des modifications pour s'adapter à la morphologie féminine, ce qui était une petite révolution dans le milieu, mais lui valait des regards torves et des sifflements plus qu'à son tour, puisque la tenue venait épouser ses jolies formes pulpeuses.


À suivre !

Goulash au GoulagOù les histoires vivent. Découvrez maintenant