Kill regrets

La proposition.

Tae Hee.

Je l'ai observé pendant de longues minutes avant de me décider à l'aborder. D'une beauté particulière, Sterenn Danton est une femme simple qui ne recherche pas l'attention. Elle a tort car plus elle se cache et plus elle attire le regard. Déjà, à l'époque beaucoup d'étudiants lorgnaient sur elle, moi le premier, parce qu'elle ne ressemble pas à une prof. D'ailleurs, beaucoup de gens, ignorants, la prenaient pour une étudiante.

Elle n'a jamais quitté mon esprit durant ces dix dernières années. Les premières secondes de notre rencontre avaient scellé mon destin à elle. Cette femme, un pilier innestimable dans mon cursus universitaire m'avait choyé, soutenu et reussi à faire naitre tout le talent qui se cachait derrière mes peurs et mes nevroses.

La retrouver en ce jour particulier est un coup du destin. La revoir a déclenché chez moi un désir si fort de la dessiner que par anticipation je n'ai pas su résister à esquisser quelques épreuves pour mon nouveau projet. Il suffit que je pose mes yeux sur Sterenn pour que tout ce que j'avais pu ressentir pour elle par le passé, rejaillisse comme si jamais nous nous étions quittés.

Je garde bien mes mains tremblantes dans les poches. Car depuis que nous avons échangé nos premiers mots, mon sang en fusion ne cesse d'envoyer des messages contradictoires à mon cerveau. Un désir puissant de la toucher et l'autre de rester le plus loin possible pour ne pas succomber à l'intense regard vert qui me paralyse dès que je le croise.

Elle veut savoir ce que je fais à présent. Une question idiote, elle sait très bien où j'en suis dans ma carrière. Elle me suit sous couvert d'un pseudo, mais la photo de son profil, œuvre de son cru, est aussi en vente sous son véritable nom sur un petit site collaboratif. Site sur lequel j'achète les quelques planches ou toiles qu'elle produit à ses heures perdues.

Amusé par sa question, je ne réponds pas dans l'immédiat. Je veux la faire languir comme je me languis d'elle dès que je suis près d'elle. Les non-dits, des remords et un cœur brisé n'ont pas su l'effacer de ma vie. Bien au contraire, elle fait partie intégrante de mon œuvre artistique.

- Je suis en train de monter mon nouveau projet.

Elle sourit heureuse d'apprendre que je suis sans cesse en pleine création. A son regard brillant, j'y vois tout son intérêt. Elle a toujours eu beaucoup de curiosité sur mon imagination, sur les idées qui me poussent à créer inlassablement. Elle n'a pas besoin de m'interroger davantage, puisqu'elle fait partie du projet. Elle en est d'ailleurs la pièce maîtresse.

- J'ai l'intention de créer une toile de cinq par trois. J'ai accumulé assez de matières pour monter un fond digne du sujet que je fais installer au milieu de cette toile.

- Quel sujet vas-tu traiter ?

Je pose mes yeux sur elle, elle cligne plusieurs fois avant de les baisser, gênée.

- Un nu.

C'est aussi son sujet de prédilection. Elle excelle dans le dessin, c'est l'unique chose pour laquelle elle se passionne. Mes souvenirs d'elle me dessinant nu des heures durant, me font réagir instinctivement. Mon désir pour elle, intact, se réveille. Je me satisfait d'avoir pensé à m'habiller d'un pantalon suffisamment ample pour cacher toute réaction malvenue en public.

Elle incline la tête sur la droite, plante des iris verts dans les miennes.

- C'est un excellent choix, m'assure-t-elle, heureuse du thème que je vais mettre en œuvre.

Voila la partie la plus délicate. Sera-t-elle plus encline à sourire devant cette idée ?

- Il me manque juste le modèle.

Elle reste un moment silencieuse, papillonne des cils puis se reprend.

- Je peux peut-être demander à quelques-uns de mes étudiants si l'un d'eux ou l'une d'elles souhaite se porter volontaire. Il y a deux élèves qui...

- Je veux que ce soit vous, professeur Danton.

Elle pâlit, littéralement. Il est loin le temps où elle s'affranchissait de ce genre de demande. Elle qui parfois posait pour un autre. Maintenant je veux qu'elle pose pour moi et moi seul.

Elle se racle la gorge, détourne le regard mal à l'aise.

- Je vais devoir décliner la proposition, Tae Hee, souffle-t-elle les joues roses.

- Pourquoi ?

Elle me fait face, surprise par ma question.

- Je ne suis plus l'enseignante que tu as connue. Je suis responsable de mon département et je me dois d'être irréprochable à présent. Il serait désobligeant qu'un nu de moi figure aux yeux du reste du monde.

- Il y a une époque, cette même enseignante me répétait sans cesse de ne pas m'occuper du regard des autres. Que cela ne devait jamais interférer avec mon art. A-t-elle changé d'avis ?

Elle fronce les sourcils, troublée par ma réponse. Se voir confrontée à ses propres mots remet bien des choses en perspective. Mais elle n'a aucune idée de ce que je m'apprête à faire pour elle, pour la conquérir. J'ai patienté six longues années pour avoir toute la légitimité d'être avec elle, d'avoir la certitude que cette foi-ci elle ne me repoussera pas.

Devant son silence, je la rassure, si je peux qualifier cela ainsi :

- Je ne vous demande pas une réponse dans l'immédiat, professeur. J'aimerai que vous considériez ma demande et que vous y réfléchissiez

Elle me toise les joues en feu. Dans ses yeux, j'y décèle le doute. Cette émotion suffit à me faire comprendre que j'ai encore mes chances auprès d'elle. Elle détourne le regard, mal à l'aise et s'affaire à remettre un bracelet en place.

- Eh ! Tae Hee ! Mon pote ! s'écrit une voix qui perce la bulle que je nous avais créé.

Je lève les yeux vers Sterenn. Elle dévisage Sean, un ancien camarade de classe.

- Professeur Danton... Wouaaah, vous n'avez pas changé, enfin si votre coupe de cheveux. C'est trop classe on dirait que vous avez encore vingt cinq ans !

Elle fait la moue et serre la main qu'il lui tend.

- N'exagère pas non plus.

Il ricane et m'attrape par le cou et m'entraîne loin de Sterenn pour discuter. Je sais comment va tourner la conversation, sa jalousie d'antan est toujours là. Il va se faire un plaisir de me la rappeler.

- Alors la star de l'IAD, tu es vraiment généreux de nous faire part de ta présence aujourd'hui. Quand j'ai dit aux autres que tu serais là, ils ne m'ont pas cru. Tu permets que je leur envoie un selfie ? s'amuse-t-il en nous prenant en photo comme si nous étions les meilleurs potes.

- Qu'est-ce que tu veux ? demandé-je alors qu'il nous dirige vers un couloir vide.

- Disons que j'ai parié que tu allais enfin concrétiser avec Danton ! Ils ont tous oublié à quel point elle et toi étiez proches. Comme si tu allais passer à côté d'une journée pareille maintenant que tu t'es fait un nom. Peut être que cette fois-ci elle voudra bien se glisser dans ton pieu.

Je me dégage de sa prise et l'attrape par le col pour le plaquer contre le mur. Il est surpris. Qu'il y a ou non du public je m'en fiche. Qu'il salisse Sterenn et sa réputation je ne le permettrai pas.

- Essaie de jouer au con Sean et je te montrerai à quel point je suis doué de mes mains.

Il grimace sous mon bras coincé contre sa gorge puis ricane mauvais quand je le relâche.