Sterenn.
Aujourd'hui est un grand jour. Nous fêtons les quarante ans de l'institut d'art pour lequel je travaille. Les mains croisées devant moi, le regard posé sur les portes d'entrée, j'attends avec deux autres professeurs et Monsieur Robinson, le doyen de l'Institut of Arts and Design de Nashville, l'ouverture de l'école. Un bon nombre de mes élèves de la dernière promotion sont aussi venus prêter mains fortes pour accueillir le public et les initier aux différents arts représentés dans notre école.
C'est aussi le jour où d'anciens élèves nous rejoignent pour partager leur expérience avec les quatres dernières promotions en cours, ainsi que le public en quête d'informations. Dans ma poche se tient cette précieuse liste. Leur parcours, plus flamboyant, dont la notoriété n'est plus à faire, mettra en valeur la qualité de nos enseignements.
Parmi eux se trouve celui qui a changé ma vie à tout jamais.
Je jette un œil sur ma montre, il est neuf heures et au creux de mon ventre l'excitation pointe son nez. Monsieur Pickles, le concierge, ouvre les portes et les premiers arrivants passent le seuil. Monsieur Robinson leur souhaite la bienvenue tandis que quelques élèves les dirigent vers les différents départements afin de leur faire découvrir notre institut.
Satisfait, le doyen se tourne vers moi et mes collègues.
- Professeur Danton, je vous laisse gérer l'accueil de ce matin. Si vous me cherchez, je serai au secrétariat avec Miss Baker.
- Bien, réponds-je simplement.
Il me salue d'un signe de la tête et s'en va. Aaron et Julie se tournent vers moi.
- Je ne comprendrai jamais comment tu as pu te porter volontaire pour être responsable de l'accueil ce matin ? s'exclame Aaron, professeur de photographie, en vérifiant que le doyen n'est plus là.
- Elle aime se faire mousser, voilà pourquoi, se moque Julie, la professeure d'audiovisuel et du digital.
Je grimace, reprends mon masque de façade pour un couple avec leurs jumeaux qui s'approchent de nous. Ils souhaiteraient rencontrer le responsable du département de l'audiovisuel. Je tends ma main vers ma collègue qui se fait un plaisir de les entraîner vers son fief. Aaron rit sous cape, je lui donne un coup de coude juste avant que deux jeunes femmes ne s'adressent à nous pour connaître la direction du département de la mode. Il les enjoint à le suivre tout en leur posant quelques questions sur ce qu'elles attendent de leur visite.
Travailler dans une école telle que l'Institut of Arts and Design de Nashville n'était pas mon rêve au départ. Je poursuivais un but bien plus ambitieux. Un but qui n'a jamais abouti. Un échec qui a blessé mon égo et remis en question mes désirs, mon talent et ce que j'étais prête à accepter de faire pour y parvenir. Ceci se résumant en un seul mot : le choix.
Un choix que j'ai pris en toute conscience et qui a finalement brisé ce rêve encore intacte de gagner ma vie en vendant mes œuvres. Si aujourd'hui j'apprends aux élèves les bases à appliquer pour savoir dessiner et déployer tout le talent qui se cache au bout de leur mine de plomb, j'éprouve toujours un peu de jalousie de voir certains d'entre eux vivre leur rêve alors que je suis cantonné à apprendre chaque année à de nouvelles recrues les joies du fusain, de l'encre et de la graphite.
Je soupire, repousse mes pensées parasites et salue de nouveaux arrivants.
La matinée a été bien remplie, il est presque midi, l'institut respire la vie avec tout ce monde ravi de découvrir notre enseignement artistique. Je suis assez confiante en l'avenir de cette école, avec autant d'engouement, elle a de beaux jours devant elle.
- Cette nouvelle coupe vous va bien, Professeur Danton, dit une voix grave et velouté que j'aurais reconnue n'importe où.
Mon cœur s'emballe, je cligne des yeux et me tourne vers son propriétaire. Kim Tae Hee. Chevelure corbeau lâchée sur ses épaules, iris d'obsidienne et lèvres pulpeuses me percutent comme l'étoile filante qu'est cet ancien élève. Mon ancien élève. Si six ans séparent nos derniers mots échangés, j'accuse mes pattes d'oie alors qu'il exprime encore sa jeunesse du frais trentenaire qu'il est devenu.
- Tae Hee. Bonjour.
Je me penche à peine en avant puis ses lèvres charnues s'étirent en un fabuleux sourire tandis que ses yeux se cachent derrière la barrière de ses cheveux. Dans mon corps, une explosion de sensation s'étire et chavire mon cœur qui frappe de plus bel. Six ans que nous nous étions quittés sur des non dits, des regrets.
Ma décision, mes regrets.
Il fait un pas. J'anticipe sa présence qui accapare aussitôt l'espace, éclipsant tout autour de lui. Les effluves de son parfum me frappent. Je m'abreuve de lui comme une camé.
Qu'il m'a manqué !
Il détourne le regard quand je rencontre ses iris.
- Cet institut n'a pas beaucoup changé en six ans, remarque-t-il les mains dans les poches.
Je lève un sourcil, serrant mes mains tendues tout à coup.
- Nous avons ouvert un nouveau département il y a quatre ans. Les arts de la communication visuelle. Formation bien plus prisée que le doyen ne l'aurait cru.
Il sourit sans toutefois me regarder.
- Vous comptez toujours autant d'élèves dans votre département ?
Avec lui, le vouvoiement était un jeu. J'étais la prof, lui l'élève. Mais dès le départ, j'avais été l'élève.
- Oui. Il y a même une liste d'attente depuis que...
Son visage opère un quart de tour et enfin nos regards se croisent. Sa présence détourne l'attention, mais ses yeux, deux trous noirs, avalent la moindre résistance à sa beauté et son charisme. Ils s'emparent de vous, brûlent la dernière once de raison avant que vous ne vous consummiez de désir pour lui. Parce que c'est ce qu'il est. Un être à part, d'une beauté exceptionnelle, d'une attirance irrésistible. Si doué de ses mains, que rien ne peut le détourner de son œuvre quand il est submergé par une idée, une muse.
- Et toi ? demandé-je intriguée.
Je pose la question mais je sais pertinemment où est-ce qu'il en est dans sa carrière. Je le suis discrètement sur les réseaux sociaux avec une obsession qui frise la folie.
Ma décision, mes regrets.
Il sourit de nouveau comme amusé par ma question. Il se perd dans la contemplation d'un groupe d'étudiants qui entre dans le hall de l'institut. Tae Hee est avare de mots. Il l'a toujours été, c'est ce qui fait de lui un personnage particulier, qui attire le monde à lui, comme la lumière sur un diamant parfaitement taillé. Il brillait dans l'ombre des autres et à présent il resplendit aux yeux de tous. Lui et son œuvre.
Car Tae Hee est de ces hommes qui peuvent avoir le monde à leurs pieds. Et fut un temps, c'est moi qu'il voulait et personne d'autre.
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Kill regrets
RomanceSterenn est professeur dans l'institut des Arts et Design de Nashville. Si son rêve de vivre de son art est loin à présent, le retour de Tae Hee,un ancien élève avec lequel elle a eu une relation très particulière, remet tout en perspective.