Tae Hee
Sterenn est pleine de contradictions. Elle se bat contre elles à chaque instant d'ailleurs. Ma présence suffit à la déstabiliser ce qui m'arrange. Plus elle doutera, plus je pourrai m'inviter dans ses pensées et la diriger vers moi. Je ne vais pas essayer de me dissuader de penser que je ne suis pas dans le même état qu'elle, se serait mentir. Il m'aura suffi d'un seul regard, d'une seule conversation pour que je retourne six ans en arrière. Le même jeu, les mêmes protagonistes.
Le doyen Robinson a invité tous les élèves et anciens élèves au pot d'anniversaire du soir. C'est sans plaisir que je retrouve à quelques pas de moi Sean et une partie de sa bande qui a rappliqué dans l'après midi. Je les ignore, ils ne me font plus peur. Aujourd'hui, j'ai affronté le vide et je maîtrise pour le moment mon vol. Je prie simplement que l'atterrissage se fera en douceur.
Le professeur Julie Preston s'approche de moi.
— Bonsoir Tae Hee.
— Bonsoir professeur.
— Je n'ai pas eu l'occasion de discuter avec toi aujourd'hui. Tu as passé une agréable journée ?
— Oui, ça m'a fait plaisir de revenir ici, retrouver quelques anciens camarades de classes, vous et les autres professeurs.
Elle me sourit en laissant son regard se porter sur les personnes autour de nous.
— Je suis heureuse que tu sois venu. Tout comme Sterenn, même si elle ne l'avouera jamais.
Mon corps réagit instinctivement au nom de Sterenn. Le professeur Preston se tourne vers moi.
— Ne laisse pas passer ta chance Tae Hee. Elle essaie de cacher que ta présence ne lui fait rien mais même un aveugle le verrait. Quoi qu'il s'est passé entre vous quand tu étais encore élève, doit reprendre aujourd'hui. Elle n'a jamais été si heureuse quand elle travaillait avec toi et n'a jamais été plus malheureuse depuis que tu as quitté l'institut.
Cette révélation me cloue sur place. Le professeur me sourit, pose sa main sur mon bras.
— Il n'y a plus rien qui vous retient à présent. Tu n'es plus son élève et elle n'est plus ton professeur, chuchote-t-elle.
Je ne trouve rien à redire car elle a raison. C'est pour cela que je suis revenu. Elle doit le comprendre à mon regard puisqu'elle m'offre un dernier sourire avant de m'abandonner pour des élèves qui l'appellent.
Deux semaines.
Deux semaines que l'anniversaire de l'institut à eu lieu et je n'ai pas eu de nouvelle de Sterenn. Je lui ai fait parvenir par courrier et par mail le dossier sur mon nouveau projet que je veux traiter avec elle. Je suis resté très formel pour ne pas la faire fuir. Mais elle n'a toujours pas répondu. Dépité, je m'enfonce dans mon fauteuil, frotte mon visage, épuisé par ma séance de travail de la journée.
Je ramasse mes croquis du jour et décide de rentrer. Alors que je traverse la galerie pour fermer, je trouve Sterenn derrière la vitrine. Elle m'aperçoit. Elle fait un pas en arrière comme pour s'enfuir mais s'immobilise. Je lui ouvre la porte sans un mot.
Elle entre aussi silencieuse que moi. Son regard se pose directement sur mes œuvres qui couvrent les murs de ma galerie. Elle ne peut s'empêcher de déambuler pour les regarder une à une. Je la laisse faire, impatient de connaître son verdict. Un remake de mes années d'études pas si lointaines que cela. Je ne résiste pas à l'observer, la désirer alors qu'elle est sur mon territoire. L'endroit où je me sens le plus en sécurité et le plus à l'aise. Là où je maîtrise tous mes talents. Et pourtant la savoir ici chez moi, c'est comme si tout a coup je perdais mes moyens. J'ai envie d'aller vers elle, lui parler lui expliquer chacune de mes peinture, de mes dessins, mais je suis incapable de bouger. Je suis fasciné par la plus belle chose qui me soit jamais arrivée. La rencontre avec la seule femme qui m'ait vu sous mon véritable jour, derrière toute la façade complexe de mes maux.
Sterenn se détourne de ma pièce la plus grande. Elle plante son regard dans le mien.
— Raconte-moi, dit-elle d'une voix à peine audible.
Je réagis enfin, la rejoins et comme six ans en arrière je lui fais un topo du procédé de création. Elle applique la même recette de questions auxquelles je réponds mais dans son regard, je sais qu'elle a déjà compris ce que je voulais exprimer à travers mon art. Elle a ce talent pour me lire si facilement.
Mes explications données, le silence reprend ses droits. Si le malaise est bien présent, les non dits que nous avions laissé entre nous sont de retour eux aussi. Et je ne veux pas passer à côté de ma seconde chance avec elle sous prétexte que mes sentiments lui font peur.
— Sterenn, commencé-je pour attirer son attention posée sur le nu derrière moi.
Elle abandonne la toile à mon profit. Ce que j'aime quand je suis le centre de son attention.
— Pourquoi ? demande-t-elle avant même que je puisse continuer.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi veux-tu que je participe à ton projet ?
— Parce que c'est la seule façon que j'ai trouvé pour être avec toi.
La tutoyer la surprend, ou bien est-ce le fait que je me livre encore sur mes sentiments. Elle rougit.
— C'est la seule façon que j'ai trouvé pour obtenir des réponses sur notre conversation d'il y a six ans.
Elle ferme les yeux, serre les paupières en proie à l'indécision.
— Sterenn, je n'ai pas été convaincu par les raisons que tu m'as donné. Je n'ai...
— Lorsque j'étais étudiante à l'école d'art de Washington, j'ai rencontré un homme dont je suis tombée éperdument amoureuse. Le genre d'homme plein de charisme, le verbe facile, cultivé et terriblement beau. Je n'avais que vingt et un ans et innocente dans tous les sens du terme. J'étais l'une des meilleures de ma promotion, j'avais obtenu une bourse pour parfaire mon cursus dans l'institut du design à New York et je préparais ma première expo dans l'une des plus grande galerie de New York. Une belle carrière se dévoilait devant moi.
Elle garde un instant le silence, comme pour remettre de l'ordre dans ses souvenirs. Elle croise mon regard, le sien est douloureux.
— J'ai choisi de suivre cet homme au détriment de ma passion dont je voulais en faire mon métier. Je l'ai choisi et il a tout fait pour éteindre mon désir profond de peindre, de dessiner. Il m'a seriné que l'art ne payait pas les factures, qu'il ne remplissait pas le frigo. Et je me suis rangé à ce fait. J'ai trouvé un job tandis que lui profitait de son temps libre pour avancer sur son roman qu'il n'a jamais fini.
Elle émet un rire désabusé, secoue la tête. Elle ne cache même pas ses larmes.
— Ce que j'essaie de te dire, c'est que je ne voulais pas être un frein à ta carrière, à ton rêve de vivre de ton talent, de ton art, Tae Hee. Comme notre écart d'âge est aussi l'une des raisons. Si j'avais cédé à mes sentiments, tu n'aurais pas accompli tout ce que tu as fait.
Alors voilà la raison. Elle a sacrifié notre amour pour ma carrière.
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Kill regrets
RomanceSterenn est professeur dans l'institut des Arts et Design de Nashville. Si son rêve de vivre de son art est loin à présent, le retour de Tae Hee,un ancien élève avec lequel elle a eu une relation très particulière, remet tout en perspective.