N°2-Le Masque de Léo

12 7 1
                                    

Le silence régnait dans la chambre exiguë de Léo, une pièce spartiate aux murs dépourvus de toute décoration. La seule fenêtre, encadrée de rideaux lourds et poussiéreux, laissait filtrer une lumière blafarde, projetant des ombres sur les livres empilés de manière désordonnée sur le bureau. C'était ici, dans cet espace presque monacal, que Léo passait le plus clair de son temps lorsqu'il n'était pas à la bibliothèque de l'Académie. Cet endroit était son sanctuaire, loin des regards curieux et des jugements silencieux.

Il s'assit sur le bord de son lit, le regard perdu dans le vide.

Les souvenirs d'une enfance trouble, marquée par la perte et la solitude, ressurgirent, comme ils le faisaient souvent lorsqu'il était seul. Il n'avait jamais connu l'amour maternel, sa mère étant décédée alors qu'il n'était qu'un enfant. Quant à son père, c'était un homme brisé, incapable de surmonter son chagrin, qui s'était réfugié dans l'alcool pour noyer ses peines. Léo avait dû grandir trop vite, se forgeant une carapace pour se protéger du monde extérieur.

Dans les couloirs de l'Académie, il portait un masque...

Un masque de froideur et d'indifférence, qui dissuadait les autres de s'approcher de lui. Cette attitude distante était devenue une seconde nature pour lui, un moyen de se protéger des blessures que la vie lui avait infligées. Pourtant, derrière cette façade impénétrable, se cachait une douleur profonde, un sentiment d'injustice et de trahison qu'il n'avait jamais réussi à surmonter.

"Je ne leur dois rien," se murmurait-il parfois, comme pour se convaincre. "Ils ne peuvent pas comprendre."

Les autres élèves de l'Académie le considéraient comme un mystère, un être étrange et inapprochable. Certains le méprisaient pour son attitude distante, d'autres étaient simplement indifférents. Peu se rendaient compte que sous cette apparence se trouvait un jeune homme qui souffrait en silence, chaque jour un peu plus.

Le seul qui semblait voir au-delà de ce masque était Monsieur Blanchard, le professeur de littérature. Un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux poivre et sel, avec des lunettes cerclées de métal. C'était un homme passionné par les mots, qui voyait en Léo un esprit tourmenté mais brillant. Après un cours particulièrement intense sur la poésie romantique, Monsieur Blanchard l'avait retenu, une fois de plus, après la sonnerie.

- "Léo, un instant, s'il te plaît," dit-il en refermant son livre de cours, ses yeux perçant à travers ses lunettes.

Léo s'arrêta à la porte, se retournant lentement. Il respectait Monsieur Blanchard, peut-être plus que tout autre adulte dans sa vie. Mais il n'appréciait pas particulièrement ces conversations impromptues qui se finissaient souvent par des questions auxquelles il n'avait pas envie de répondre.

- "Oui, Monsieur ?"

Blanchard l'observa un instant en silence, comme s'il cherchait les mots justes.

- "Tu es un garçon intelligent, Léo. Peut-être l'un des plus brillants que j'ai jamais rencontrés. Mais il y a quelque chose en toi... quelque chose que tu refuses de montrer aux autres. Pourquoi t'isoles-tu ainsi ?"

Léo haussa les épaules, détournant le regard.

- "Je préfère être seul," répondit-il simplement.

- "Est-ce vraiment ce que tu veux, ou est-ce ce que tu penses devoir faire ?" Le professeur inclina la tête, tentant de capter le regard fuyant de Léo. "Parfois, on se cache pour éviter de souffrir, mais à force de se cacher, on finit par se perdre soi-même."

Ces mots frappèrent Léo plus durement qu'il ne l'aurait admis. Il serra les poings, ressentant une vague de colère mêlée de tristesse. Monsieur Blanchard, bien intentionné qu'il soit, ne pouvait pas comprendre ce qu'il ressentait.

- "Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur," murmura Léo d'une voix froide, "ce n'est pas si simple."

- "La vie ne l'est jamais, Léo," répliqua Blanchard avec une douceur qui surprit le jeune homme. "Mais sache que tu n'es pas seul. Il y a des gens qui voudraient t'aider, si seulement tu les laissais entrer."

Léo ne répondit pas. Il hocha la tête mécaniquement, avant de sortir de la salle, laissant le professeur seul avec ses pensées.

Sur le chemin du retour à sa chambre, Léo repensait aux paroles de Monsieur Blanchard. Il savait que le professeur avait raison, du moins en partie. Mais ouvrir son cœur, laisser entrer quelqu'un dans sa vie, cela signifiait aussi prendre le risque de souffrir à nouveau. Et Léo n'était pas prêt à affronter ce risque.

Les jours suivants, Léo continua de vivre dans sa bulle, évitant les autres élèves autant que possible. Mais il ne pouvait s'empêcher de remarquer Émilie de temps en temps, à la cafétéria ou dans les couloirs. Elle était différente des autres. Malgré sa popularité et son apparente insouciance, il percevait quelque chose de fragile chez elle, une lueur dans ses yeux qui lui semblait familière.

Un jour, alors qu'il était assis seul dans la bibliothèque, plongé dans un livre de poésie, il sentit une présence à ses côtés. Il leva les yeux et vit Émilie, debout devant lui, un sourire timide sur les lèvres.

- "Salut," dit-elle doucement, presque comme une excuse.

Léo la fixa, surpris de la voir là. Il s'attendait à ce qu'elle soit entourée de ses amis, dans l'agitation joyeuse du hall principal, et non ici, dans le silence austère de la bibliothèque.

- "Salut," répondit-il enfin, refermant son livre.

- "Tu lis toujours des choses aussi... sombres ?" demanda-t-elle en pointant du doigt la couverture, où était inscrit le titre en lettres d'or: "Les Fleurs du Mal".

- "Je suppose que ça me parle," admit-il, un léger sourire ironique étirant ses lèvres.

Émilie s'assit en face de lui, posant délicatement ses mains sur la table. "Je comprends," dit-elle après un moment. "Les mots ont une manière de... toucher les parties de nous que l'on préfère parfois ignorer."

Léo la regarda, intrigué. "Tu sembles bien comprendre ça," dit-il prudemment.

- "Peut-être," répondit-elle, ses yeux se perdant dans le vide. "Tu sais, Léo, tu n'es pas le seul à porter un masque."

Ces mots flottèrent entre eux, suspendus dans l'air comme une vérité trop longtemps tue. Léo sentit un frisson lui parcourir l'échine. Pour la première fois, quelqu'un semblait voir au-delà de sa façade.

- "Pourquoi est-ce que tu t'intéresses à moi, Émilie ?" demanda-t-il, sa voix plus douce qu'il ne l'avait prévu.

Elle haussa les épaules, un sourire triste sur les lèvres.

- "Parce que je crois que tu es un peu comme moi, Léo. Tu caches tes blessures, mais elles n'en sont pas moins réelles. Et peut-être... peut-être qu'ensemble, on pourrait trouver un peu de lumière dans toute cette obscurité."

Léo ne sut quoi répondre. Pendant un long moment, ils restèrent là, dans le silence de la bibliothèque, leurs regards croisés, unis par une douleur qu'ils ne pouvaient que commencer à comprendre.

Ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps, Léo sentit qu'il n'était peut-être pas si seul. Peut-être qu'il y avait encore une chance de laisser entrer un peu de lumière dans ses ténèbres.

Mais cela impliquerait de baisser son masque, de se montrer vulnérable. Et cette idée, plus que toute autre, le terrifiait.

La nuit tomba sur l'Académie de Valois, plongeant l'école dans une obscurité paisible. Léo, allongé sur son lit, fixa le plafond, ses pensées tournées vers Émilie. Les mots qu'elle avait prononcés résonnaient en lui, éveillant des sentiments qu'il croyait oubliés.

Il se promit d'essayer.

Peut-être que, pour une fois, il pourrait essayer de laisser quelqu'un entrer. Mais pour l'instant, il devait encore porter son masque, au moins un peu plus longtemps.

Après tout, il fallait du temps pour défaire des années de solitude.

Fragments ÉtoilésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant