01 - Raison et sentiments

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Avec Haliénor, on s'est niché au fond du wagon. Je clipse la petite lampe de bureau et incline la lumière pour déranger le moins de personnes. Même si les autres voyageurs sont des connaissances, c'est la nuit. S'ils dorment tous, moi, j'y arrive pas, je pense trop. Haliénor, c'est ma meilleure amie, un soutien sans faille. Endormie profondément contre son hoodie vert sapin roulé en boule pour s'en faire un oreiller. Sa très longue natte blonde sur le côté repose sur son pantalon et débardeur noirs. Ce sera parfait pour commencer.

Je sors mon carnet de croquis, tourne les pages et me déniche quelques coins à décorer. L'avantage avec les dessins rapides, c'est que je peux les loger n'importe où, pas besoin de prendre une nouvelle feuille. Quelques crayons de couleurs, des traits pour la structure, des hachures pour les ombres, mettre en avant la lumière sur ses cheveux, ne pas perdre la pose. Je profite du tunnel pour me caler davantage dans le siège, m'armer de mon bouclier : mon casque et ma musique.

Che confusione

sarà perché ti amo

è un'emozione

che cresce piano piano

Je suis ce genre de personne. De l'espèce qui ne peut s'empêcher de mettre une ambiance musicale parfaite avec ce qu'elle vit. Ou de l'endroit visité, ce qui est davantage mon cas. Parce que pour l'amour, on repassera. Depuis le mois dernier, je fais partie du club des ex de Kaël. Mickaël, mais il a déjà son nom d'artiste, comme beaucoup d'étudiants de ma formation.

Mes yeux cherchent ce que je pourrais faire pour terminer la page de gauche. Derrière les vitres, il y a la Provence de nuit et le train va si vite que je ne peux poser mon regard nulle part. J'essaie de capter ce qui m'environne, je ne vais tout de même pas dessiner pour la vingtième fois mon téléphone portable ? J'en connais les recoins, même mon fond d'écran y est passé.

Le prof d'histoire de l'art passe, Kaël sur ses talons. Il a encore dû faire son intéressant et fausser compagnie aux enseignants, il est donc ramené vers ses proches.

— Il n'y aura pas de prochaine fois, Monsieur Chapuis, si je vous reprends à nous désobéir, vous prendrez le premier train pour Strasbourg.

Le prof retourne à son poste et garde précieusement la porte. Je suppose que l'autre issue doit être gardée par d'autres accompagnateurs. Je ne sais pas ce qui me prend à tenter de capter son regard, je me dis que si je fixe très fort quelqu'un, la personne se retournera. J'aurais aimé m'expliquer avec lui, depuis qu'il a pris la décision de me larguer, il m'ignore superbement.

— C'est pas toi qui cloches, me rassura Haliénor, l'incident l'a réveillé. C'est ce qui lui sert de cerveau le souci. Il a pas fait les mises à jour nécessaires pour vivre en 2024. Du coup, il pense qu'il est la huitième merveille du monde parce qu'il est un mâle. Rien ni personne n'arrive à la hauteur du roi, il rabaisse celles et ceux qui ne le caressent pas dans le sens du poil.

Je me renfrogne. Ma tante et mon oncle m'ont aidé à financer le reste à charge pour m'envoyer dans ce voyage en Toscane. Le dernier jalon de deux années d'études en écriture et illustration d'ouvrages à destination de la jeunesse. À la base, je voulais faire les Gobelins à Paris, je rêvais de donner vie à des personnages, les voir s'animer, parler, chanter. Ma mère avait placé de l'argent dans son livret A avec la complicité de ma tante. Elles y croyaient toutes les deux.

Machinalement, je couvre les recoins de mon carnet de croquis avec des portraits d'elles d'après les souvenirs que j'ai. Ce n'est pas une réussite, parce qu'il faut toujours des références, dessiner de tête est un mauvais plan. Haliénor profite de son réveil inopiné pour boire un peu d'eau, se replacer correctement, avant de se rendormir, elle me glisse un :

— Essaie de trouver un moment pour faire une sieste, même si tu ne peux pas dormir.

Je hoche la tête, savoir et pouvoir sont deux termes différents. Je sais que je dois me reposer, même brièvement, mais j'ai trop de choses en moi. Trop de pensées qui se fracassent les unes contre les autres, je sors un autre petit carnet à couverture fleurie. À l'intérieur, j'y jette toutes mes idées, les émotions qui me traversent, les images qui se succèdent. Un jour, j'apprendrai à les maîtriser pour en faire des histoires.

Mon esprit me renvoie vers ma mère. Elle s'est éteinte, vaincu par un cancer qu'elle n'a pas pu soigner. Mon père dit que c'est à cause de cet argent placé, il me l'a confisqué pour payer l'enterrement et ses dettes de pari en ligne. Il en avait le droit, c'était le livret A au nom de ma mère et en l'absence de testament, c'est lui le bénéficiaire. Ma tante dit qu'il a toujours refusé de donner de l'argent pour soigner ma mère, parce que le cancer, c'était dans sa tête. Il connaît d'ailleurs très bien la maladie, puisqu'il lit les réseaux sociaux toute la journée avec des gens qui savent tout :

— C'est l'argent de ma famille, pas le tien, j'en fais ce que j'veux. Tu veux de l'argent, t'as qu'à le gagner ! lui répétait mon père en misant notre budget alimentation dans une course hippique.

J'ai trop souvent dessiné mon père pour me gâcher ce voyage en le dessinant à nouveau. Surtout après avoir griffonné quelques portraits de ma famille. Non, il me faut quelque chose de plus inspirant. Je repense aussitôt à Kaël. C'est triste d'avoir autant de charisme, un style graphique atypique et plomber le tout par une personnalité détestable. C'était mon premier petit ami, la première fois que je sortais de chez moi sans chaperon – ma tante et mon oncle s'occupant de mon père. J'avais rarement eu l'occasion de sortir après la mort de ma mère, parce qu'il contrôlait mes sorties, mon argent, tout était rationné pour ses paris en ligne. Pour moi, Kaël était ma promesse de ciel bleu, d'air frais, une parenthèse enchantée où je pouvais me promener dans mon Strasbourg natal, en totale liberté.

Je ne suis toujours pas convaincue à 100 % de mon innocence. Peut-être que j'aurais dû travailler avec lui ce projet qui m'avait valu de très bonnes notes. Cette petite carte postale anonyme avec ces avertissements le concernant furent un grain de sable. Qui se transforma en plage entière en prêtant attention aux conversations des ex. Grâce à la sororité, je m'étais éloignée de Narcisse comme aimait l'appeler Haliénor. Je suis toujours triste, mais plus de l'avoir perdu. Ce qui me manque surtout, c'est la liberté. La séparation m'a remis en cage et je le vis très mal.

En caricaturant Kaël enseveli par ses ex victorieuses, je sens l'angoisse pointer le bout de son nez. Que vais-je faire après le diplôme ? Ils vont tous partir aux quatre coins de la France, et moi ? Est-ce que je vais rester enfermé à jouer les petites filles sages pour mon père ? Ma tante et mon oncle veulent que je les rejoigne dans les Alpes. Qu'est-ce que je veux ?

C'est alors que j'entendis quelqu'un s'installer près de moi et me murmurer un :

— Salut partenaire ! On va pouvoir enfin travailler ensemble.

L'arte della sceltaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant