Je relève les yeux pour croiser des iris d'une couleur si unique que j'ai longtemps crû qu'il portait des lentilles. Un jour, j'ai croisé sa mère et j'ai compris, c'est du naturel : l'indigo. Et cette pointe de malice qui sied à ce nez long et fin, légèrement recourbé que j'aime tellement dessiner chez mes personnages. Sans oublier ce sourire en coin, accentuant ses fossettes, la barbe de trois jours et ses cheveux longs et bouclés d'un brun intense. Son teint halé et tous ses bijoux autour du cou et des poignets tintant joyeusement dans l'air.
Célestin Laudel.
— Salut Opaline, déclare-t-il avec un sourire éclatant et une main tendue vers moi.
J'ai peut-être trop tardé à la prendre, il me lance un regard navré, la range et perds un peu de sa superbe. J'aurais donné cher pour toucher sa paume alors je lui rends son sourire en m'excusant pour la lenteur de mes réactions.
— J'ai rarement côtoyé des rêveurs, se désole-t-il, je te laisserais plus de temps les prochaines fois, promis.
Il se penche sur mon carnet de croquis et examine en détail ce que j'avais dessiné, libérant son parfum de vanille et de noix de coco qui lui vient de sa famille maternelle d'origine polynésienne.
— Je me disais, chuchote-t-il pour ne pas réveiller Haliénor, qu'on pourrait profiter de notre première journée pour prendre des notes. Pour dénicher ce que nous avons en commun. J'ai vu ton portfolio en ligne, il y a tes travaux réalisés durant l'année, mais je les connais déjà, j'aurais aimé te voir davantage.
Je soupire par lassitude. La vérité, c'est que je ne peux pas dessiner chez moi, je réalise tout mon travail depuis l'atelier dans le centre de formation. Le dernier carnet que j'ai eu le malheur de remplir chez moi a fini dans la cheminée, « il fallait bien qu'on se chauffe ! » ricanait mon père.
— OK, répondis-je en opinant du chef pour ne pas laisser mon père envahir mes pensées.
— Génial, s'enthousiasme Célestin. Je t'attendrai en sortant du train, ça te dérange, si on fait le trajet ensemble en bus jusqu'à San Giminiano ?
— Évidemment qu'elle est d'accord, marmonne Haliénor, de toute façon, faut que je bosse avec mon binôme, et croyez-moi, avec ce tire-au-flanc de Marc, j'ai intérêt à mener la danse !
Célestin lève ses deux pouces vers le ciel, ravi et retourne à sa place plus loin, m'adressant un clin d'œil qui me réchauffe l'âme et me secoue un peu le ventre. Je parviens enfin à trouver un peu de repos avant d'arriver à notre première destination. Savoir que je travaille avec lui me rassure.
*
Quand je pose mes yeux sur la cité médiévale de San Giminiano je suis épatée par les couleurs. L'aube offre un beau contraste avec ces quatorze tours dorées, entourées par les champs de vignes et d'olive si précieux en Toscane. La vue me coupe le souffle et j'aurais aimé me poser pour en faire une aquarelle, mais nous ne passons qu'une matinée ici. Je prends une rapide photo et mon cœur rate un battement en scrutant ma gauche.
Impossible de rater Célestin ! Très grand, une belle carrure. Une chemise en lin d'un bleu azur qui laissait entrevoir un débardeur blanc, un foulard noué autour du cou, un sac en bandoulière, des chaussures brunes à lacets, un pantalon de couleur chocolat près du corps. La lumière du soleil de la fin d'été mettait en valeur ses boucles, leur donnant des reflets d'or.
Les couleurs, les lignes et les formes de Célestin captent mon attention. Je me suis laissée tellement distraire que je manque la marche du bus. C'est Haliénor qui m'empêcha de finir par terre. Elle ne me demande pas l'objet de mes rêveries, mais à son air mutin, je sais ce qu'elle pense et son « Bonne journée » sonne comme un « Ah, c'est vrai qu'il est beau le gredin !".
— Alors Opaline, on fait quoi ? m'interrogea Célestin hilare.
Ma chute n'est pas passée inaperçue. Je dois rivaliser avec l'écrevisse et la tomate, mais je soutiens son regard et répond :
— Le centre historique !
Il me fait signe de le suivre, il a le plan et sait précisément où se rendre.
Sur place, on profite du calme ambiant pour admirer l'architecture des maisons médiévales et j'admire son travail sur les paysages. Tout est fait avec du feutre noir, il n'est pas très à l'aise avec la couleur, contrairement à moi qui m'amuse à crayonner des détails fascinants. Les aspérités de la pierre, ce puits de la Piazza della Cisterna, les rues pavées, munie de ma palette d'aquarelle de voyage et mon pinceau à eau, je tente de garder un maximum de choses. Il me regarde, fasciné et je l'interroge du regard.
— Toutes ces photos, tous ces croquis, tu as peur de ne jamais remettre les pieds ici ?
J'écarquille les yeux, touchée par sa question.
— Remarque, t'as toujours fait ça, peu importe l'endroit, ajoute-t-il en me scrutant.
Je suis estomaquée et son regard m'invite à me confier, sans s'imposer. Il me laisse le choix, mais est-ce que j'oserai lui en parler ? Je ne suis pas idiote, je sais que des choses circulent à mon sujet.
— Disons que je n'ai pas la chance de sortir hors de Strasbourg, dis-je.
C'est début, une demi-vérité. Il penche la tête et me sourit, fier d'avoir établi un premier lien. J'aime les gens qui ont une juste curiosité, ils sont apaisants et ils donnent envie de se confier davantage. Il me propose d'aller voir le Duomo, les fresques à l'intérieur sont splendides, ses traits et mes couleurs se combinent joyeusement, se complétant avec harmonie.
La visite de la ville se poursuit avec la Torre Grossa et ses 218 marches, ça l'amuse beaucoup de m'entendre râler, mais il m'encourage. Je savoure de l'entendre ronchonner en dépassant la centième marche et j'hésite à le taquiner avec ça. Est-ce que je suis suffisamment proche de lui pour oser ?
La vue panoramique vaut largement mes futures courbatures, et examiner ce lever de soleil flamboyant avec le vert et jaune de notre environnement me donnent des étoiles dans les yeux.
— C'est magnifique, je murmure.
Je n'entends pas sa réponse, trop enfoncée dans mes rêveries.
Come saprei amarti io
Nessuno saprebbe mai
Come saprei riuscirci io
Ancora non lo sai
Io ci metterò
Tutta l'anima che ho
Quanta vita sei da vivere adesso
Come saprei
Prochaine étape de notre escapade, les remparts. Alors une insidieuse pensée se niche en moi : Va bien falloir les redescendre, ces marches !
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L'arte della scelta
Cerita PendekUn voyage en Toscane pour les élèves d'une formation artistique et littéraire. Opaline a été privé de son avenir post-bac par un père endetté par les paris en ligne, elle angoisse à l'arrivée du diplôme et à l'idée d'être enfermée, sans possibilité...