Arthur n'avait jamais vraiment su manier les mots, jouer avec eux afin de leur donner de la constance. Alors, lorsqu'il reçut une lettre en provenance de l'autre côté de la Manche, de la part de celle pour qui, il serait capable de la traverser en nageant cette foutue mer, les mots devinrent un piège.
Les mots montèrent le long de son crayon, s'infiltrèrent sous ses ongles noirs, glissèrent sur le dos de sa main, s'enroulèrent autour de son poignet, se refermèrent sur lui, et ne manquèrent pas l'engloutirent tout entier.
Il n'y avait que les bruits de pelles et ceux des pioches frappant la terre qui réussissaient à le tirer de cette tétanie. Et peut-être, aussi, les rires gras et fatigués des soldats autour de lui.
Les mots étaient plus effrayants que la pluie qui tombait, transformant les tranchées en fondrières. Bien plus effrayants que la promesse de finir enterré vivant dans l'une de ces mêmes tranchées, ou dans l'un de ces tunnels que ses frères et lui creusaient toute la sainte journée.
Mais il avait beau en avoir peur de ces mots, Arthur ne voulait pas qu'ils en aient l'odeur, la forme, la couleur. Alors, Arthur essaya de faire de son mieux. Il était consciencieux, il s'essuya les mains sur son pantalon, retirant la crasse, le sang, la merde, et s'appliqua du mieux qu'il le pouvait. Ses lettres se formèrent, mais ses pensées, elles, allaient bien trop vite, alors elles penchèrent, basculèrent. Elles ne tenaient pas debout ses foutues lettres, malgré tous les efforts d'Arthur pour cela. Elles finirent par glisser sur le papier, maladroitement. Le soldat n'arrivait même pas à se relire. Les yeux brûlants, humides, il balbutia, agacé, pestant de rage, et le papier se froissa sous ses doigts gorgés de colère.
Oh, qu'il préférait la traverser à la nage cette foutue mer !
Les mots se coincèrent quelque part, là, dans sa gorge et l'étouffèrent, se frayant un chemin jusque dans ses poumons, et poussèrent. Des ronces. Arthur cracha, essayant de les vomir ces parasites, mais il en perdit le contrôle. Il les sentait grandir en lui, écraser tout sur leur passage, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Plus rien à raconter.
Arthur n'avait jamais vraiment su manier les mots, jouer avec eux afin de leur donner de la constance, ce sont eux qui jouaient avec, et l'utilisaient vicieusement. Ils se moquaient de lui, l'affaiblissaient, l'humiliaient.
Oh, qu'il préférerait la traverser à la nage cette foutue mer !
Mais Thomas était là, lui. Alors Arthur s'y accrocha, et Thomas le sauva. Il était un beau parleur. Les mots, il les domptait avec facilité, avec une telle grandeur ! Thomas savait utiliser un crayon, sans que les mots ne l'emportent dans leur divine violence. Thomas était bien plus doué qu'il ne le serait jamais. C'était lui l'aîné, mais les mots ont une certaine valeur, du pouvoir, pas Arthur. Arthur n'avait pas de pouvoir. Arthur n'avait que sa pioche, ses mains sales, l'angoisse des nuits à venir, et des lendemains qu'il ne verrait sans doute jamais se lever. Puis, il prit conscience qu'elle le connaissait. Ou du moins, qu'elle l'avait connu. Elle avait connu celui qu'il était avant la grande guerre, avant la terre sous ses ongles, le désordre dans sa tête, et les coups de pioche.
Elle le connaissait.
Alors, enveloppé dans cet étau d'angoisse, la toux reprit, le sang sur les doigts, les mots qui remontaient et lui brûlaient dans la gorge, la sensation de suffoquer. Ses dents cognèrent entre elles, comme le sang dans ses tempes, puis elles tombèrent. Une par une. Cling, cling, dans la boue. Cling, cling, contre le bois, son bras, la coupelle entre ses doigts. Il se força à écouter, pour ne pas oublier. Cling, Cling, Cling à jamais retentit dans ses oreilles. Dans la boue, sur le bois, bras, coupelle... Puis, Arthur les ramassa. Une par une. Les ramasser dans la boue, le métal, effleurer un bras, embrasser le froid — la mort elle-même, peut-être ? —, les faire tomber dans la coupelle, une par une.
Elle le connaissait.
Arthur se pencha sur sa main, sur ses dents, sur le sang chaud et humide. Ce n'était pas des dents, mais des mots. Des épines. Sa main était couverte d'épines !
Oh, qu'il préférerait la traverser à la nage cette foutue mer !
Et Arthur n'eut pas d'autres choix. Il les coucha sur le papier ces épines, et les laissa lui montrer celui qu'il était devenu. Celui qu'elle ne connaissait pas encore, celui qu'elle ne voudrait jamais connaître.
Il les regarda se mouver, se transformer, la faire le haïr. Les épines piquaient, ses yeux aussi. Arthur ne sut dire si cela était dû aux larmes de frustration, ou bien à cause du froid, mais il lui vint une idée. Il étala ces épines, elles s'enfoncèrent dans la paume de sa main, lui firent pisser le sang, qui se mélangea à la boue, à la crasse, aux seules choses qui ne resterait pas après ça. Faute de savoir former les mots justes, Arthur créa des formes, des courbes. Et par son seul talent, il illustra la mort, sa solitude, le visage émacié de ses frères, ceux qu'il ne reconnaissait plus que par leurs prénoms.
Ce fut glaçant pour lui de voir à quel point cela lui venait rapidement.
Avant, Arthur aimait dessiner les chevaux. Maintenant, il ne pouvait plus en voir la couleur d'un. S'il devait en dessiner aujourd'hui, ce seraient les tripes qui viendraient en premier, puis le reste. Mais le reste était dérisoire, la couleur des tripes serait omniprésente, trop envahissante. Même pour lui.
Alors il se contenta des regards, des rats, et de la fumée omniprésente qui les faisait tousser depuis des semaines. Il lui raconta le froid, la faim, la peur et le mal du pays.
Il lui raconta tout cela une seule fois, rien qu'une. Une seule fois suffirait.
Arthur n'avait jamais vraiment su manier les mots, jouer avec eux afin de leur donner de la constance. Alors, lorsqu'il reçut une lettre en provenance de l'autre côté de la Manche, de la part de celle pour qui, il serait capable de la traverser en nageant cette foutue mer, les mots devinrent un piège, car aucun mot ne pouvait décrire l'horreur de ce qu'ils vivaient lui, et les autres, coincés en France et plus violemment, dans leurs têtes.