nevka.

𝐜𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 III.

"Je n'ai pas été morte, mais
je n'ai pas vécu non plus."
Anna Akhmatova - Requiem (1935-1940)

Mr. Petriovich était un vieil homme au dos légèrement courbé, aux yeux gris et aux sourcils broussailleux. Yéléna se souvenait du fracas que sa canne faisait en frappant le sol. Elle pouvait l'entendre arriver à des mètres avant qu'il ne pénètre dans la pièce, comme l'écho d'un mauvais présage.

Elle avait quinze ans quand elle l'a rencontré pour la première fois. Elle était jeune, frivole, et un brin insolente. Ses parents avaient économisé toute une année pour pouvoir lui offrir deux heures de séances hebdomadaires avec un tuteur. C'était un ancien professeur du lycée national de Volgograd, reconverti en tuteur après un grave accident — dont personne ne connaissait l'histoire, mais qui lui avait valu une jambe fracturée et un abandon de poste.

Chaque vendredi après-midi, à 17 heures précises, Mr. Petriovich venait frapper à la porte. Deux coups secs. Ses parents n'étaient jamais là pendant les séances : sa mère travaillait comme femme de ménage au Sobrani Hotel, et son père réparait de vieilles voitures dans le garage du coin pour quelques roubles de l'heure. Ils rentraient toujours tard, parfois même après le dîner. Avant l'arrivée de Mr. Petriovich, Yéléna avait déjà tout préparé sur la table : son bloc-notes ouvert, ses manuels empilés dans un coin, et sa trousse bien alignée. Elle posait ses coudes sur la table et balançait ses jambes sous sa chaise. Puis il arrivait.

Elle ouvrait la porte, il entrait et s'installait à ses côtés. Une veilleuse éclairait le salon, et la table en bois grinçait à chacun de leurs mouvements. Rapidement, ils commençaient la séance : des exercices, des tonnes d'exercices. Du latin, de l'histoire, de la littérature, et encore du latin. Il aimait lui poser des questions dont aucune fille de seize ans normalement constituée ne pouvait connaître les réponses. Après une heure d'étude, il interrompait toujours sa leçon pour fumer une cigarette. Yéléna détestait l'odeur âcre du tabac et la manière dont il prenait tout son temps pour inhaler la fumée, mais elle faisait toujours comme si de rien n'était.

–  Tu sais qu'il te faudra travailler trois fois plus pour être à leur hauteur ?  Sa voix était grave, et il parlait doucement, comme s'il voulait laisser planer un suspense intentionnel dans ses phrases.

–  Je sais. J'y arriverai.

–Tu y arriveras ? Il aimait répéter ses phrases avec un ton qu'elle n'arrivait jamais à identifier. Se moquait-il d'elle ? Cherchait-il à mieux se faire comprendre ? Ou prenait-il simplement le temps de réfléchir à sa prochaine réplique ?

– Je vais essayer, monsieur. Vraiment.

Mr. Petriovich l'avait regardée pendant une longue minute, et elle avait remarqué l'épais grain de beauté dessiné sur sa nuque ridée.

- Tu pourrais obtenir une bourse, tu sais. Être la première de ta génération à être diplômée d'une université de renom.

Yéléna était restée muette. Mr. Petriovich avait finalement éteint sa cigarette et, d'un mouvement de tête, il avait désigné son livre.

— Lis. Page 143.

Le lourd exemplaire de Guerre et Paix trônait sur la table. Yéléna l'avait maladroitement feuilleté avant de commencer à lire à voix haute.

–  André contemplait l'immensité du ciel étoilé. Le-

Mr. Petriovich l'interrompit dès la première phrase.

–Relis. Plus lentement.

Elle avait obéit, la voix un peu tremblante.

– Qu'est-ce que ça veut dire ?