nevka.

𝐜𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 IV.

"Ce qui est le plus essentiel et le plus profond chez l'homme, c'est sa capacité de souffrir."
Fiodor Dostoïevski - Crime et Châtiment (1866)

Victime d'une énième insomnie, Yéléna continua à subir la torture que lui infligeait Morphée, muette et les yeux à demi ouverts. Bras repliés, avec ou sans couverture, sur le dos ou sur le ventre, les secondes passèrent puis les minutes et toujours aucune trace du marchand de sable. Excédée, elle finit par saisir son téléphone. La lumière de l'écran la fit violemment grimacer et ses yeux papillonnent , finissant par s'adapter au brusque éclat. Les yeux rivés sur l'écran de son appareil, son pouce se mit a bouger, toujours le même mouvement, de bas en haut, et de bas en haut. Des contenus plus ridicules les uns que les autres s'enchainèrent - des pubs pour des sites de rencontres frauduleux, des interviews de célébrités truquées par l'IA et des vidéos de mineurs se dandinant sur des chansons à la mode. C'était sans intérêt et plutôt stupide mais son pouce refusait de stopper son mouvement, comme s'il s'était mystérieusement programmé pour sweeper, sweeper et encore sweeper.

Son attention se fit attirer par le visage d'Irina qui se dessina à l'écran. Elle cliqua sur son profil et ne fut pas surprise d'apercevoir les milliers d'abonnés qu'elle cumulait. Dans toutes ses photos, Irina ressemblait à une vraie nymphe. Ses cheveux blonds lui tombaient en cascade sur les épaules, ses yeux bleus transperçant et ses traits du visage sculptés à la perfection : Irina était, sans aucun doute, une femme magnifique. Yéléna fut amusée de remarquer la manière dont elle avait rogné ses amis dans quelques-unes de ses publications, ne laissant que la moitié de leurs visages ou le bout de leurs doigts pour centrer l'image sur elle. D'un mouvement de pouce furtif, elle atterrit sur le profil de Nikolai. Il n'avait pas beaucoup de publications. Il y a quelques jours, il avait posté une vidéo d'un événement sportif où il s'était rendu la veille avec Daria si on en croyait son dernier post. La concernée, quant à elle, avait plus d'une trentaine de publications, presque toutes des photos avec Kolia. Leurs vacances en Suisse, leurs rendez-vous romantiques au restaurant, leur vie de couple était soigneusement documentée. Daria souriait dans chaque image et Nikolai se contentait de poser, ses épais cheveux bruns tombant sur sa figure et ses sourcils toujours à demi froncés.

Finalement, Yéléna s'était soudainement demandé ce qu'étaient devenus les comptes des étudiants décédés. Qu'advenait-il du téléphone d'une personne après sa mort ? Et ses comptes sur les réseaux sociaux ? Étaient-ils automatiquement supprimés ? Désactivés ? Ou bien restaient-ils juste à la dérive avec un nombre d'abonnés et de commentaires figés à jamais ?

Avec toutes ces questions en tête, elle avait commencé par écrire le nom de Luba Gorev dans la barre de recherche. À son grand étonnement, son compte était encore actif. Un frisson parcourut son dos lorsqu'elle découvrit le visage de la jeune femme sur la photo de profil. Luba était souriante, ses cheveux bruns volaient derrière elle et d'un geste gracieux de la main, elle montrait le paysage à l'horizon. Yéléna reconnut rapidement le monument en arrière-plan : la Statue de la Liberté. En zoomant sur l'image, elle resta figée de longues secondes à l'observer. Sa première pensée fut que Vadim avait définitivement de bons goûts en matière de femmes. Luba avait un visage doux, des yeux en amande marron clair envoûtants et des fossettes charmantes sur les deux joues.

Mais alors qu'elle contemplait la photo, une image sombre prit possession de son esprit. Elle s'imagina soudainement le beau visage de la jeune femme au bout d'une corde, comme elle s'était amusée a la dessiner en cours de Philosophie. Yéléna ne put s'empêcher de se demander quelles pensées exactes avaient pu traverser l'esprit de Luba avant de faire cela. Avait-elle pris le temps de déjeuner avant de se tuer ? Où avait-elle acheté la corde ? Pourquoi cette méthode de suicide et pas une autre ? Avait-elle souffert ? Quelle était la dernière image qu'elle avait eue en tête avant de propulser la chaise qui la maintenait en vie ? Et une question plus puissante que toutes les autres demeurait : pourquoi une aussi belle femme que Luba Gorev, qui semblait tout avoir pour être heureuse, avait-elle pu mettre fin à ses jours aussi brusquement ?