Ombre solitaire [Dark Fantasy]

Chaperon

La vérité m'atteint, crue et brutale : ce n'était pas réel. Ce n'était pas un geste tangible, pas une réalité palpable. C'était une projection de mon esprit, une vision, une invention de mon cerveau. Mon corps tremble légèrement encore, mes mains cherchent du soutien, se posent sur la surface froide et lisse de la table, comme si ce simple contact pouvait m'ancrer dans une réalité qui m'échappe, pour dissiper l'illusion qui m'engloutit. Les ténèbres se sont repliées, abandonnant les jambes des convives pour se calfeutrer sereinement dans mon être. Elles s'endormiront dans un coin secret de mon âme, attendant leur prochain réveil. Je tâte discrètement ma chevelure toujours retenue par des épingles sur le haut de mon crâne, m'ébrouant mentalement d'avoir espérer les trouver relâchés comme un peu plus tôt...

Ce petit geste, si anodin en apparence, m'assène un coup de plus, m'attristant d'une manière étrange, comme si l'illusion d'un moment fugace se disséminait à l'instant où je veux la saisir.

Je suis secouée, mon esprit encore embrouillé par cette illusion, incapable de dire si ce qui m'entoure est vrai ou non, si ce que j'ai vu n'était qu'une simple invention de mon esprit tourmenté, ou si c'était un message que je n'arrive pas à déchiffrer. Mais je sais une chose, au fond de moi : cette vision, cette tension, cette attraction – tout cela était bien plus qu'une simple pensée. Cela faisait partie de quelque chose de plus profond, quelque chose que je n'étais pas encore prête à comprendre.

C'était son pouvoir, à lui j'en suis persuadée.

Tapi dans les méandres de mon être, j'ai ouvert une porte, je lui ai laissé l'accès le jour où son sang est entré en contact avec le mien. Depuis ce jour, bien que je m'efforce de croire que je suis intangible, indomptée, force est de constater que son pouvoir, quel qu'il soit, se joue de moi, tout comme son possesseur. Ce dernier, silencieux, observateur, guette la moindre de mes réactions et ne semble pas plus affecté par ce qu'il s'est passé.

Mais qu'est ce qu'il s'est passé au juste ? Une vision ? Une illusion fugace ?

Seuls ses couverts, suspendus dans les airs au-dessus de son assiette, défiant la loi du temps comme s'ils étaient suspendus dans un autre monde, me rappellent que lui aussi a, d'une manière ou d'une autre, ressenti quelque chose de singulier. La perception de l'instant semble se dilater autour de ces objets suspendus, comme une moquerie silencieuse à mon esprit troublé.

Mon masque s'est effrité, je le sais, car ce ne sont plus ses yeux qui me fixent avec insistance mais ceux de mon voisin.

 - Avez-vous perdu l'appétit ? Ou bien est-ce un autre type de faim ne vous voilà pas ? murmure Finck à mon oreille.

Une pointe de froid s'insinue dans mes veines alors que je lui réponds, d'un ton que je veux mesuré, mais qui tremble légèrement sous l'effet de l'intensité du moment

- Que sous-entendez vous ? 

- Que la manière don't mon frère vous a regardé est très équivoque. Et que si notre mère n'était pas présente vous seriez son plat de résistance, pendant qu'Alan s'occuperait de congédier Réna.

- Vous faites fausse route, vous devriez réduire votre consommation de vin désigné-je en tapotant le calice en cristal quasiment vide de son nectar rouge. 

- Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il s'agit de vin ? réplique-t-il narquois, un sourire moqueur déformant ses lèvres.

Devant ma mine écoeurée, il éclate de rire de bon cœur, sa voix résonnant dans la salle, tandis que Réna, d'un œil curieux, scrute notre échange, fascinée. Je ne lui laisse pas le temps de répliquer. Revancharde et ne voulant pas perdre la face, un tentacule d'ombre émerge de mes ongles nacrés et chemine pour s'emparer de la coupe. Dans un mouvement véloce, Finck intercepte le pied du verre avant que mon pouvoir ne l'atteigne, tâchant la nappe au passage.