Roméo et Julien

N°3 - Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme.* - Roméo

« Ce qui est fait avec amour est fait correctement. » - Van Gogh

La nuit est sombre, la nuit est froide. Je n'ai pas froid, pourtant, mais je vois qu'un nuage de fumée se forme devant moi lorsque j'ouvre la bouche. Mais je n'ai pas froid, non. Physiquement, je ne ressens rien. Je marche dans la rue, et je suis seul. A mesure que je marche, je me sens de plus en plus solitaire, mais c'est une solitude qui me pèse. A mesure que je marche, je sens un poids qui s'affaisse sur mes épaules et qui m'écrase, comme un secret trop lourd à supporter. A mesure que je marche, je comprends que je n'arriverai pas au bout de mon chemin. Je suis trop seul et j'ai un fardeau trop lourd à porter.

Il est exactement 6h21 quand je me réveille, en sursaut, avec la sensation de tomber dans le vide. Je me rappelle de mon rêve, mais je ne sais pas exactement si c'est un rêve ou un cauchemar.

Et puis, je sais. Ce rêve, c'était juste une métaphore de ma vie.

*

Chez les Delamalle, on n'est pas trop branchés petit-déj' en famille. D'abord parce qu'on se lève tous à des horaires différents, mais surtout parce qu'au petit-déjeuner, on écoute la radio. Et bien trop souvent, les informations du matin sont source de débats interminables. Mais ce matin, c'est encore pire : ma mère, mon frère ET mon père sont tous en train de manger au moment où je descends moi-même me nourrir. Cela signifie donc que le débat sera inévitable. Je soupire en m'asseyant, et je perds tout espoir en entendant la voix nasillarde de la présentatrice radio.

« Mesdames et messieurs, excellente journée à vous ! Vous êtes branchés sur Radio Paris 2.0, il est 7h, l'heure des informations du jour. A la une : la manif pour tous a fait une dizaine de blessés hier. En effet, alors que la marche se déroulait pacifiquement dans les rues parisiennes, cinq hommes encagoulés ont sauté sur les manifestants qui marchaient en faveur du mariage homosexuel pour les attaquer. Ils n'étaient pas armés mais ont semé le chaos lors de la manifestation, déclenchant des dizaines d'autres bagarres. Ils ont pris la fuite aux environs de 20h et sont toujours activement recherchés par la police. Le bilan de cette perturbation... »

- Si je n'avais pas travaillé aussi tard hier soir, j'aurais fait pareil, marmonna Benjamin, la bouche pleine de céréales.

Je n'ai pas pu m'empêcher de lui lancer un regard terriblement noir. Si mes yeux avaient été des mitraillettes, il serait mort sur le champ.

- Ah. Parce que tu travailles, toi ? lui lançai-je.

Il leva les yeux vers moi sans répondre. Je savais qu'il avait perdu son boulot il y a plus d'un an et avait vécu sur le compte de sa fiancée par après, sans vraiment chercher de travail. Un profiteur, un parasite, cela m'insupportait. Sans avoir terminé mon repas, j'ai quitté la table, prêt à attendre mon bus. Bus qui passait dans vingt-cinq minutes, mais tant pis, je préférais attendre dans le froid plutôt que de rester là.

J'ai conscience d'avoir particulièrement l'air d'être juste un adolescent mal dans sa peau et en pleine crise, blablabla. OUI, JE LE SAIS. Mais ce que je ressens envers ma famille, envers le monde entier pour le moment, c'est indescriptible. J'ai la sensation de ne pas être à ma place, de ne pas me fondre dans la masse. J'ai l'impression d'être le seul qui ne se voile pas la face quant aux problèmes de notre société. C'est comme si j'étais présent sur terre sans vraiment y être non plus. Mon corps fait acte de présence mais mon âme, elle, elle dit merde au monde. Surtout ce matin.

Lorsque j'arrive à l'arrêt de bus, je remarque que deux vieilles dames attendant également. Rien de bien méchant en l'occurrence, certes. Mais j'ai déjà pu constater que les apparences étaient souvent trompeuses ; c'était le cas. La plus ridée des deux femmes lisait sagement son journal, découvrant avec stupeur les éclats de violence lors de la manifestation d'hier.