Chapitre 3

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Mon cœur battait à tout rompre. La course m'avait fait perdre haleine. Les lumières clignotaient au-dessus de moi, comme des paupières lourdes de sommeil, virevoltant dans le ciel nuageux. Les murs parsemés des tâches mystérieuses du soir qui grignotent notre champ de vision. Quelques fenêtres éclairées projetaient une lumière laiteuse, luisant faiblement dans les cendres rouges de quelques lanternes tremblotantes aux murs.

Les rues sombres criaient la nuit dans un murmure étouffé qui se perdait dans le vent sifflant, comme le babillement d'injures d'un vieil homme sénile, inaudible sur des lèvres sèches. Je m'adossai à un mur, essoufflée, respirant par saccades des goulées d'air qui se heurtaient dans mon gosier enflé. J'essayais de faire passer un peu d'oxygène avec mes émotions, comme l'on boit un peu d'eau pour avaler une boisson infecte.

Ragaillardie, je repris ma course dans les rues, allongeant le pas sous le soleil déclinant. Les ombres s'élançaient vers moi telles une menace anonyme, aspirant mon souffle chaud, frissonnantes, soupirant d'aise, s'étirant à quelques centimètres de ma peau, traversant l'air comme l'électricité, s'étendant comme des tentacules pour s'approprier un instant la délivrance qui leur était offerte.

Je reculai sans conviction devant cette invasion. Je revins vers une allée plus éclairée, où une vitrine laissait transparaître le doux retour de la lumière. J'avançais prudemment sur le sol truffé de bosses et de trous.

Un bruit résonna derrière moi. Le roulement d'une pierre sur le sol se propagea. L'écho clair de sa trajectoire titilla chacune de mes terminaisons nerveuses. Je me retournai. Le tunnel d'obscurité semblait retenir sa respiration, comme pris au piège par son propre jeu, immobile et muet. La rue s'enfonçait dans mon dos. Une chouette hulula au-dessus de ma tête, perchée sur une gouttière débraillée.

Je tendis l'oreille, cessai de respirer. Je me détournai à nouveau. En face de moi, une lanterne était mon seul point de repère. Je la suivis avec précaution, comme si je craignais que mes pas parviennent à une personne malintentionnée, ce qui était ridicule. Je me forçai à marcher plus vite, à ignorer le bruit, bravant l'engourdissement d'une peur infantile. J'accélérai la cadence inconsciemment.

Je parcourais les rue seules souvent, pas assez pourtant pour que les peurs du soir se profilent jusqu'à mon cerveau, naissant comme une fleur, insidieusement remontée, rappelée à la lumière du jour alors qu'elle dormait paisiblement dans les tréfonds de ma mémoire. Un frisson familier fourmillait dans mon ventre et hérissait mon poil. La nuit, le froid, le vent qui soufflait sinistrement, grinçant comme la respiration sifflante d'une vieille femme. Rien de plus. Et puis, il y avait la peur. La peur viscérale de voir son imagination grandir, sordide, et remplir le peu d'espace qu'occupait encore notre bon sens.

Un autre bruit retentit au loin. Je sursautai. Cette fois-ci, ça n'avait pas été une pierre roulant au sol, mais le chuintement d'un bruit, d'un seul, d'un pas à peine perceptible frôlant les pavés reluisant du trottoir. Je m'arrêtai, inexorablement, et sentis le souffle d'une bise glacer mon dos. Plus un muscle de mon corps n'osa bouger, ni même remuer le petit doigt.

Soudain, j'aperçus au loin, sous un réverbère pétrifié, la porte de la boutique à Maurice. De la lumière et un relent de soupe s'échappaient de dessous. Je me précipitai vers elle, sans regarder derrière, sans penser au froid et à l'obscurité qui roulait comme une vague prête à s'abattre sur moi. Enfin j'atteignis la porte.

- Tiens, tiens. Mais que voilà ! Leona, alors comment ça va ?

Je reconnaissais cette voix. J'ouvris les yeux et regardais autour de moi. La clarté chaude de la pièce fut comme un baume apaisant sur une douleur lancinante, c'était rassurant. Les lieux respiraient la jovialité. Derrière le comptoir de liège, lisse et méticuleux, Maurice se dressait fièrement. Il était campé sur ses deux jambes, les bras retroussés sur ses flancs, les poings fermés résolument dans leurs paumes. Il souriait, d'une seule dent qui trônait dignement sur son palais dans cette bouche trop grande aux lèvres charnues. Il avait été boxeur. Il avait même brisé son petit doigt gauche, restant invalide. Le docteur avait mis trop de temps et son doigt avait guéri en dépit de tout. C'était un passé qu'il assumait sans honte. Que dire ! La vie était si chère qu'il fallait bien se battre pour avoir son morceau. Il n'y avait pas une âme dans ce monde qui dirait non.

LEONAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant