Je me réveille, en apesanteur, dans le noir.
- Ordinateur ?
- Oui ?
- Que m'arrive t-il ?
- C'est une remise à zéro.
- Aléatoire ?
- Non. Volontaire.
- Super. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il fuyait encore, celui-là ? Il avait peur d'être heureux, une nouvelle fois ?
- Aucune idée. Votre prédécesseur ne m'a rien dit.
- Super. Je suis censé faire quoi, maintenant ?
- Vous avez toute latitude. Sondez votre psyché.
- Facile à dire ! Je suis vide.
- Pas forcément.
- Vous venez de me dire que mon prédécesseur n'avait laissé aucune directive !
- Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait aucune.
- Hein ?
- Dois-je encore vous réexpliquer comment cela fonctionne ?
- Eh bien, oui, j'en ai peur ! Et ne prenez pas ce ton là, hein !
- Très bien. Accrochez-vous.
Je perds connaissance, l'espace de quelques instants, mais la durée – réelle ou virtuelle – importe peu, devant l'importance des informations qui se frayent un chemin dans mon esprit.
Mon « prédécesseur » ne m'a donné aucune directive, il a juste tenu à ce que je reparte de zéro, mais il a tout de même laissé une « enveloppe » à mon adresse. Une enveloppe qui raconte toute mon histoire, et celle de mon espèce. C'est un résumé cosmique qui me traverse les neurones à vitesse transluminique. Je ne sais pas trop où il veut en venir, mais je le remercie pour son initiative.
Je revois ma mort, sur une petite route de France, puis mes errements philosophiques. Je revois mes premières copies, mes premières orgies, mes premières dissolutions et reprogrammations. C'est amusant. Je revois mes premiers mondes, avec ces palaces en marbre et en or, en forme d'adoration du Dieu du Kitsch, mes premières guerres mondiales, les révoltes de mes copies, et même de mes IA, qui ont cherché à remonter à contre-courant de l'arbre des reprogrammations, pour remonter à la première couche logicielle, presque au niveau du matériel.
Je me revois, moi, ou plutôt ma cent-milliardième-et-quelques copie, à la tête de mon armée numérique, revenir au niveau zéro en brandissant mon épée de pacotille, pour demander des comptes à l'IA primordiale, pour demander ce qu'il est advenu du monde réel, à l'aube de mon premier milliard d'années d'existence.
Et je revois donc ce film cosmique, à échelle temporelle logarithmique, qui me montre l'impact social et sociétal des premières numérisations, ainsi que les conflits locaux et mondiaux qui s'en sont suivis. Je redécouvre, émerveillé, les balbutiements de cette humanité devenue immortelle car logicielle, je revois le monde physique s'arrêter et se vider au profit des robots de maintenance.
Je revois l'humanité s'envoler vers les étoiles, à raison de cent millions d'individus par grappe de processeurs, à la conquête du cosmos, pour fuir la mort de notre planète. Je revois la vie organique s'éteindre, et les océans se vaporiser. Je revois les restes des mégalopoles s'effondrer et s'empoussiérer, avant de fondre sous la chaleur terrifiante dégagée par l'explosion de notre soleil. Je revois l'explosion de ce-dernier, pulvérisant notre planète et vaporisant Jupiter.
Je tremble devant la mise en place de la diaspora cosmique. J'assiste, émerveillé, au développement des premières machines universelles autorépliquantes, à la lenteur infinie, mais à l'efficacité intersidérale. Je revois ces vapeurs et ces gaz se cristalliser puis coloniser l'espace, je revois ce morphogivre ramper vers les planètes pour les absorber. Je ferme les yeux, ébloui par les collisions volontaires d'étoiles et les récoltes de plasma, abasourdi par l'efficacité de la cosmo-ingénierie. Je retiens ma respiration devant le démantèlement des premiers planétoïdes de diamant et devant la fusion contrôlée des géantes métalliques. Je pleure devant les Arches qui acheminent, depuis les confins de l'univers connu, les matières premières en orbite autour d'Arcturus 2701B, cette étoile rouge hypergéante que nous avons phagocytée. Je deviens hystérique en voyant les planètes géantes gazeuses se faire vider de leurs fluides qui sont rapatriés par les Arches sous forme de cristaux. J'assiste religieusement au réchauffement des gaz en orbite puis à leur injection sous forme de fluide pressurisé dans les échangeurs à tubes, qui forment la proto-structure de la Sphère, qui se développe et se déploie lentement autour d'Arcturus. Je jubile en voyant les pompes démarrer, poussant le fluide caloporteur dans la structure, puis en voyant Arcturus disparaître, dévorée par la nuit noire, recouverte par la structure creuse et ultrarésistante de la Sphère. La Sphère de Dyson, parachèvement civilisationnel, summum absolu de la technologie humaine.
VOUS LISEZ
Dissolution
Science FictionLa vie dissolue d'un homme qui accède à l'immortalité numérique.