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J'entrai dans le réfectoire, un peu sonnée. Il n'y avait plus beaucoup de chaises de libres, bien qu'il ne fût dix-neuf heures depuis seulement cinq minutes et je priai pour que Clothilde ou Solange m'aient gardé une place. Je levai la tête et cherchai activement mes amies, consciente que je ne les entendrai pas m'appeler avec le chahut qui régnait. J'aperçus une main se lever et me dirigeai en sa direction. Plus j'avançais et moins la personne qui semblait être une de mes amies ressemblait à une jeune fille du collège. J'étais tellement fatiguée que j'arrivais à confondre la partie des collégiennes à celle des lycéennes ! Je partis donc dans le sens opposé et parvins enfin à voir Solange qui tapait la chaise libre à côté d'elle.

« Alors, Elizabeth ? Clothilde m'a raconté toutes tes péripéties ! Comment vas-tu, maintenant ? me demanda-t-elle immédiatement.

- On peut appeler ça des péripéties, c'est sûr ! m'exclamai-je, encore un peu étourdie. Je vais mieux, merci. Mais où est passée Clothilde ?

- Elle m'a dit avoir beaucoup de travail et qu'elle voulait manger dans sa chambre. Je l'ai vu passer dans la cour avec son sandwich avant la sonnerie et elle est venue me voir pour me dire ce qu'il t'était arrivé.

- Oh, oui, je vois... »

Clothilde était toujours fière et souhaitait garder une bonne réputation en toutes circonstances, je comprenais maintenant son accès de colère de toute à l'heure. Elle n'avait même pas voulu dire à Solange sa mésaventure du cours d'Anglais.

Les cuisinières arrivaient à présent avec des plats pleins à rabords d'une sorte de gratin grisâtre qui m'était inconnue. Des cris de protestation surgirent de la foule d'élèves. Nous, qui avions l'habitude de manger de la nourriture délicieuse, allions manger leur bouillie infâme ? Madame Fauger, présente dans la pièce jouxtant notre réfectoire, en sortit, furieuse.

« Mesdemoiselles! Je vous prie de baisser le ton ! ordonna-t-elle. »

Toutes les contestations laissèrent place au silence, et chacune de nous reprit une place correcte.

Je n'en revenais pas ! La directrice, pourtant très souvent absente lorsqu'il s'agissait de problèmes ou de demandes faites par les filles du pensionnat, était de sortie ! Il fallait bien croire que cette femme n'aimait seulement se préoccuper de nous lorsque nous étions les problèmes ! Elle sait bien donner les sanctions, mais je crois bien qu'elle ne sait pas aider et conseiller... Lors de mon rattrapage de cours, elle ne m'avait pas adressé la parole ou même regardée, si bien que j'avais à peine osé lui demander la permission de sortir.

Quelques instants après l'apparition de madame Fauger, les cuisinières annoncèrent le plat fort et distinctement, si bien que la rangée totalement à droite pouvait entendre la femme portant le plat de la rangée opposée, et vice-versa.

« Gratin d'aubergines ! »

Les grimaces de dégoût prirent place sur le visage de la plupart des jeunes filles de la pièce. Solange me regarda, les yeux implorants.

« On va vraiment manger... Cette chose ? On ne peut pas partir ? »

Je tournai la tête doucement pour bien lui faire comprendre que ce n'était pas possible. Elle croisa les bras aussitôt et repoussa son assiette.

« Eh bien, si c'est comme ça, je rends mon assiette ! clama mon amie en repoussant son assiette. »

Elle fut vite imitée par les autres de notre rangée, puis par l'ensemble des tables. Voyant que j'étais la seule à ne pas avoir copié ce geste, Solange me donna un léger coup de coude, m'incitant à faire de même. J'éloignai du bout des doigts l'objet qui semblait le plus répugnant du monde dans ce réfectoire.

Les serveuses, qui arrivaient, remarquèrent très vite notre réticence. Elles ne s'arrêtèrent pas pour autant de faire leur travail : elles mirent une bonne louche de la bouillie étrange à tout le monde. Certaines étaient folles de rage, d'autres à la limite de se vider de leurs tripes. Pour ma part, je ne faisais que loucher sur mon monticule de nourriture répugnante présent dans le récipient blanc éclatant. Mon assiette avait l'air aussi pure et belle que ce qui était censé être mon repas semblait horrible et moisi.

Malgré le profond dégoût que m'inspirait mon repas, je décidai d'y goûter. Après tout, il fallait bien que je mange si j'avais fait une hypoglycémie ! J'approchai lentement la cuillère de ma bouche, et chaque millimètre en moins me donnait l'envie de laisser tomber.

J'avais enfin posé cette bouchée sur ma langue et avait à peine commencé de la mâchouiller quand Solange se jeta sur moi :

« Recrache ! Recrache ! C'est du poison ! s'affolait-elle »

Je n'avais pas tellement le choix... Je recrachai tout sur le reste de nourriture intacte.

« C'est vraiment du poison ? fis-je, un peu inquiète.

- Non, me répondit mon amie, je ne crois pas...

- Comment ? m'énervai-je. Alors pourquoi m'avoir demandé de cracher ?

- Oh, oh, calme-toi, ça va ! T'as oublié notre acte de rébellion ?

- Notre « acte de rébellion » ? Tu plaisantes, Solange ! Ne t'emballe pas ! Moi, j'ai faim, donc je mange. Tu n'as peut-être pas faim, mais ne m'empêches pas de manger ! rétorquai-je.

- Alors je ne compte pas pour toi ? Je suis ton amie mais tu te fiches de ce que je fais ? Il n'y a que toi qui n'es pas d'accord ici, Elizabeth. Alors vas-y, mange, mais n'espère pas que je te soutienne dans tes projets plus tard. déclara-t-elle, hargneuse. »

J'en avais plus qu'assez. Mais pour qui se prenait-elle ? Elle me fait peur avec un mensonge et elle s'attend à ce que je réagisse calmement ? Si elle se comportait en tant qu'amie, elle chercherait peut-être à savoir pourquoi je voulais manger quelque chose d'aussi repoussant. Je veux juste me sentir bien et ne pas avoir une nouvelle migraine. Je serrai les poings et me levai :

« Très bien, je m'en vais. Je n'ai pas besoin de toi pour me soutenir, aussi bien que toi tu n'as pas besoin de moi, puisque tu as toute ta petite armée derrière toi. Sache juste que je suis un peu malade et que j'aimerais un peu manger quelque chose. Mais bon, comme apparemment je ne suis pas une amie digne de toi, tu ne devrais pas te préoccuper de moi ! criai-je, afin de me faire entendre dans tout le bâtiment. Bon appétit, les petites rebelles ! »

J'étais tellement furieuse que j'avais parlé sans réfléchir aux conséquences. Tout ce que j'avais sur le cœur était sorti. Je marchai, tête baissée, en direction de ma chambre. Je pris un petit pain sur le palier et rentrai dans ma chambre, claquant la porte au passage. Je m'assis le dos contre le mur et croquai dans mon maigre repas. Heureusement, après toutes les bêtises que j'avais faites, il y avait un côté positif : j'aurais mangé. Je n'aurai pas mal à la tête.

Quand j'eus fini de manger, mes yeux me piquèrent. J'étais sans doute fatiguée après toutes les émotions de cette journée. Je partis me changer et revins très vite. Lorsque je me glissai sous les draps, une sensation de confort intense m'envahit : j'étais enfin tranquille et à l'aise. Je fermai les yeux en espérant que le lendemain serait bien meilleur...



Charmante ElizabethOù les histoires vivent. Découvrez maintenant