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J'aurais bien aimé savoir décrire l'endroit où je me trouvais, mais c'était tout bonnement impossible. Même si je fixais mon regard à un endroit bien précis, l'image changeait le temps d'un clin d'œil. Comme si je faisais une ellipse, simplement en fermant les yeux. Le lieu où j'étais ne ressemblait jamais à celui qui l'avait précédé, et chaque seconde qui passait me faisait me sentir un peu plus perdue. Jamais je n'avais éprouvé une telle sensation; ma tête semblait être sur le point d'exploser alors que l'étau qui faisait le tour de mon crâne se resserrait toujours plus.

Dans un accès d'angoisse, je fermai les yeux. Je ne les rouvris pas, jusqu'à ce que quelqu'un me tape franchement l'épaule. Lorsque j'aperçus de nouveau ce qui m'entourait, je me découvris allongée par terre sur le vieux parquet mal ciré de ma chambre, madame Benoît se tenant à mes côtés.

« Alors, Elizabeth ? On ne prend même plus la peine de se lever ? Vous allez me suivre immédiatement, si je peux en caresser l'espoir, m'ordonna-t-elle un sourire sournois aux lèvres, chère princesse. »

Je m'apprêtai à rétorquer violemment, mais quelque chose me retint. Comment se faisait-il que personne ne soit venu me réveiller ?

« Mais...

- Je vous arrête de suite, mademoiselle. Je ne suis pas venue ici dans le but de discuter avec mon élève préférée, mais dans celui de vous ramener en cours, le mien qui plus est. Voulez-vous réellement aggraver votre cas ? dit-elle en me regardant de haut. »

J'aurai sans doute mieux fait de me taire, mais cette femme avait le don de m'énerver plus que n'importe qui. Elle était toujours avec moi au bon moment, elle trouvait toujours le moyen de me punir, de me rabaisser. Jamais elle ne l'a fait avec aucun autre élève. Depuis mon premier cours de mathématiques, elle me hait, et j'ai toujours eu l'habitude de le lui rendre. Sauf qu'elle est l'ogre et moi le petit enfant.

« Bien, je vous suis, déclarai-je.

- Je préfère ça...

- Seulement, la coupai-je en me relevant, seulement si je sais pourquoi personne n'est venu me réveiller.

- Oh... fit-elle d'un ton mielleux en se couvrant la bouche. Peut-être parce que vous n'avez pas daigné ouvrir l'œil et vous lever ?

- Et personne n'a...

- Non, me coupa-t-elle à son tour, personne n'a insisté. Mais peut-être que vous, gentille rebelle que vous êtes, allez garder fermée votre bouche d'où sort tant d'idioties ? Ou peut-être allez-vous vous montrer audacieuse ? Et vous découvrirez une nouvelle punition que notre chère directrice aura concoctée spécialement pour vous ? »

L'envie de répondre était immense, mais je me mordis la lèvre pour m'en empêcher. Ce n'est pas un choix judicieux, Elizabeth. Je voulais paraître intelligente, pas entrer dans son jeu stupide. Rien n'était pire que de « jouer » avec madame Benoît. Elle rabaissait toujours les élèves, n'hésitant pas à interpeller le reste de la classe pour décider de la sentence de ses victimes. Les humiliations, j'avais vécu ; les punitions, je connaissais ; l'injustice, n'en parlons plus. Je me traitais toujours en tant que victime, mais n'était-ce pas vraiment ce que j'étais ? Sans doute loin des pauvres qui font l'aumône ou des peuples entiers ravagés par la peste, effectivement. Pourtant, elle me faisait me sentir comme enfoncée dans les entrailles de la terre.

Je la suivis donc docilement, ne discutant pas, les cheveux accrochés en un chignon qui avait dû souffrir hier, les habits de nuit troués et trop petits donnés à mon arrivée encore sur le dos, pieds nus et noirs et dents et visage non lavés. Elle se mettait derrière moi comme un chien de berger pour pousser un mouton récalcitrant, m'ouvrait les portes pour m'obliger à la remercier. Quand nous arrivâmes dans la classe tendue mais tenue qu'elle avait délaissée, le silence régnait mais les regards, eux, en disaient long. Ils fixaient la disgrâce, dont j'étais l'incarnation même, comme au premier jour. Une audacieuse étrangère, folle de surcroît. Toutes le filles, pour rentrer à Saint Amboise, se débattaient avec leurs mathématiques, nourrissaient leur mémoire de grammaire, s'efforçaient de comprendre la biologie et tout cela pendant une année au minimum. Parfois même, c'était comme si le nom du pensionnat était écrit sur leur front à la naissance. Grand-mère, mère, tante, cousine, toutes étaient allées à Saint Amboise.

Charmante ElizabethOù les histoires vivent. Découvrez maintenant