Chapitre 2

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Assis, ici,derrière l'immensité de l'océan, Eliott aimait se laisser allerà des choses sans importance. Écouter les autres comme le ferait unagent secret, les observer, les épier, analyser leurs faits etgestes et ô combien les habitudes ne changent que rarement. Parfois,il vissait ses écouteurs dans ses oreilles, les raccordait à sonIpod et commençait à faire défiler les titres, un après l'autre,comme une vieille playlist désorganisée basée sur l'aléatoire.C'était ça qu'il aimait Eliott. Le désordre, la surprise, leschoses qui sortent de l'ordinaire, comme si le reste ne valait pas lapeine. La plupart du temps, son esprit n'était pas vraiment là oùson corps prenait place, comme si, à l'image de ces professeurs deyoga qui veulent vous faire croire et n'importe quoi, il avait réussià détacher ses deux entités qui le composaient. Il n'y croyaitpas, mais c'était pourtant ce qui arrivait. Il suffisait d'une notede piano, d'un accord bien posé ou d'une arpège bien cadencée etil était parti. Il pouvait divaguer pendant des heures sur delongues partitions jouées le plus admirablement possible que lecommun des mortels - il en faisait parti - aurait pu trouvéd'une qualité moyenne, ennuyeuses, abrutissantes, lancinantes voiremême apathiques. Eliott aimait écouter le son du piano, le sentirsous ses doigts, chaque note, chaque accord demandant trois, quatreou cinq doigts. Il aimait aussi déraper, faire des fausses notes, setromper, se planter totalement, ne pas réussir à suivre le rythme,avoir du mal sur un enchaînement qui ne lui était pas inné. Toutcela lui rappelait ses débuts, l'innocence de ses débuts lorsquequand il arrivait à jouer « Frère Jacques » il étaitle plus heureux des enfants, lorsqu'il appelait sa mère « Maman,maman, j'ai réussi ! » et qu'elle lui disait « Bravochéri ! » en repartant aussi après la prestation, voiredes fois même sans se déplacer jusqu'à la pièce d'où émanait lamusique. Elle n'en avait rien à faire et Eliott ne s'en rendait pascompte ou n'en tenait pas compte. Il avait juste besoin de montrerqu'il était fier de lui à quelqu'un faute que quelqu'un d'autrepuisse l'être pour lui.


Aujourd'hui, larêverie n'était pas de la partie. Ce n'était pas le jour, ni lemoment. De son sac qui, pour une fois était léger, il sortit ungrand cahier mauve griffonné de toutes parts comme une véritableœuvre d'art, digne d'un dessin de maternelle. Dans sa lancée, illibéra son livre de mathématiques et sa trousse de cette atmosphèrehumide qui régnait dans son Eastpack, la pluie puis la neige n'ayantrien arrangé. Il ouvrit son cahier, appuya au milieu pour l'empêcherqu'un côté se referme sur l'autre et, voyant que ça ne marchaitpas, finit par poser sa trousse sur l'un des coins, son bras gauchesur le coin opposé. Fichus fabricants, pensa-t-il. Pas foutus defaire des cahiers pratiques. L'idée d'en prendre un à spirales luiavait traversée l'esprit, furtivement, avant qu'il ne se rappelle cequi était arrivé à celui d'un camarade de classe. Le sien c'étaitcomplètement démembré, laissant sa colonne vertébrale deferraille distincte des milliers de feuilles, qui, bien sûr, entombant par terre, avaient atterri sur un sol sale, les rendantillisibles pour la plupart.

Eliott cherchala page quatre-vingt trois de son livre et s'attarda sur l'exercicesoixante-et-un. Sa charmante professeur aux atouts disparus leuravait intimement dit, à sa classe et à lui, qu'il était un peuplus dur que les autres et en vérité, cela avait effrayé tout lemonde, sauf Eliott. Il récita dans sa tête :

« Aprèsune augmentation de t% suivie d'une baisse de t% on obtient unebaisse finale de 4%. Calculez t. » Il reporta les référencesde l'exercice sur son cahier et commença activement à chercher cefoutu « t », qui, s'il s'était appelé « m »,« d » ou « u » n'aurait rien changé.

Trèsrapidement il arriva à l'équation donnant « (1+t/100)*(1-t/100) =0,96. » Il essaya de passer les termes d'un côté, puis del'autre, faisant ainsi de nombreux va-et-vient pour la plupartinutiles. Rien n'avançait et « t » restait toujours unmystère. Peut-être que s'il s'était appelé « x » celaaurait été différent. Eliott n'en était plus aussi sûr.

Café noirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant