Deux

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Je prends place sur le même tabouret que j'occupe depuis maintenant cinq jours de dix-neuf à dix-neuf heures cinq. Les chanteurs précédents quittent le plancher et le propriétaire du Bar monte sur la petite estrade :

- Et voici votre favorite, qui nous honore de sa présence une dernière fois !

Mes oreilles ne perçoivent pas le reste de ce qu'il dit. Je suis resté bloqué sur les trois derniers mots du barman. C'est donc la dernière fois que je la vois ?
Une panique à laquelle je ne suis pas accoutumé prend possession de mon corps. Je dois lui parler, il le faut.

Elle monte sur la scène d'une démarche chaloupée qui me met déjà l'eau à la bouche. Ses cheveux se balancent dans son dos puis elle vient d'asseoir sur le tabouret qui est prévu pour elle au milieu de la scène. Pas une seule fois elle lève les yeux. Mais je suis habitué à son manège, et je sais que le premier regard qu'elle me lance est toujours le premier après la fin de sa chanson. À cet instant, la magie que lui procure la musique n'a pas encore quitté ses pupilles lumineuses et le sourire qu'elle arbore est toujours renversant. Il me coupe le souffle à chaque fois.

Pour être honnête, je ne fais même plus attention à la chanson qu'elle interprète, mais juste à elle. À ses mains aux ongles rongés, à son pied qui tape le sol, à ses lèvres qui s'ouvrent et se ferment.sa voix n'est qu'un son lointain, mais j'arrive tout de même à distinguer les paroles anglaises qu'elle prononce. Je ne sais pas ce qu'elle dit, mais son ton pousse à l'érotisme. Je ne sais pas si elle fait exprès de mettre autant de chaleur dans sa voix, de l'emplir autant de désir, mais j'en suis très sensible. Peut-être même trop.

Mon corps tressaute de vagues de frissons et mon souffle se coupe plusieurs fois. Je surprends même mon voisin à se tourner vers moi quelques fois, peut-être vérifie-t-il que je ne fais pas de crise d'asthme.

Enfin, ses yeux croisent les miens, et comme à chaque fois, ma respiration se coupe. Nos regards sont aimantés. Les acclamations habituelles lui donnent un sourire irrésistible. Quand ses yeux quittent les miens, je me lève, comme par habitude. Mais je ne peux me résoudre à quitter la salle.

Je la vois peut-être pour la dernière fois, je dois juste bouger mon cul pour lui parler. Alors je me rassois, et quand son regard croise de nouveau le mien, un autre sourire apparaît sur son visage.

Le BarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant