La descente aux Enfers

chapitre premier

Les comprimés descendirent le long de ma gorge avec l'eau tiède au goût métallique et me levai sans un mot. Je sentais bien le regard de ma mère dans ma nuque, mais je n'y faisais pas attention. Plus maintenant. J'attrapai mon sac puis sautai dans mes souliers avant de passer la porte, le tour presque sans un bruit.

Il en était toujours ainsi avec moi. Silencieux, discret, inaperçu; voilà ce qui qualifiait le mieux mon comportement. J'avais, certes quelques prédisposition à cette attitude, mais si je parvenais à demeurer invisible pour la plupart des gens, c'était surtout grâce à un travail acharné et méticuleux. Parler que lorsque c'était nécessaire, avoir une tenue vestimentaire tout ce qu'il y a de plus banale et ne jamais exprimer d'émotions trop intenses risquant de provoquer des réactions chez autrui. Au fond, je m'évertuais à disparaître de l'univers des autres pour vivre pleinement le mien.

C'était un matin de février, tout ce qu'il y a de plus glacial. Tout mon attirail de laine, de duvet, de plume et de toute autre sorte de tissu isolant ne parvenait pas à me protéger entièrement des caprices hivernaux de Mère nature. Le bout de mon nez et de mes oreilles rougissaient sous la morsure du froid et mes membres grelottaient. Or, quand je vis se dresser devant moi le sinistre établissement scolaire, une part de moi fut soulagée. Je m'y engouffrai rapidement, faisant fi de la horde d'adolescents trop plein d'hormones. Bien que faisant moi-même partie de ce cette tranche d'âge exécrable, le reste de mes congénères m'exaspéraient. Leur seule présence servait parfois à me donner la nausée. Cela expliquait donc pourquoi, en temps normal, je détestais l'école.

Ce jour-là, pourtant, j'accueillis le système de chauffage de la polyvalente et les quelques centaines d'individus au sang chaud la remplissant comme une bénédiction. Je m'attardai légèrement dans les couloirs pour profiter de la chaleur humaine avant de pénétrer dans mon premier cours: sciences.

Si le sujet du cours en lui-même ne m'intéressait guère, l'enseignant, lui, me rebutait. Monsieur Blanchet était un homme petit et bedonnant au visage rouge. Le pauvre semblait toujours à bout de souffle, comme s'il venait de courir un marathon, et ses cheveux gras collaient à sa tête. À chaque fois qu'il ouvrait la bouche apparaissaient à la commissure de ses lèvres de petits résidus blancs. Il possédait une haleine qui rappelait l'odeur d'un fond de réfrigérateur, là où résident les plats oubliés depuis trop longtemps. À tout cela s'ajoutait un tempérament sévère et brusque qui en blessait plus d'eux. En bref, était-ce plus à cause de son apparence ou de sa personnalité, Monsieur Blanchet faisait parti des professeurs les moins appréciés de l'école - et pour une fois, je ne faisais pas exception à la règle.

Une fois la cloche annonçant le début des classes sonnée, Blanchet commença à prendre l'appel et, rapidement, sa voix grinçante articula:

-Victoire Fournier.

-Hum, répliqua ma propre voix pour signaler ma présence.

Victoire. Voilà comment mes parents avaient décidé de m'appeler. S'attendaient-ils à ce que je devienne ce genre de personne à qui tout leur réussit et qui possèdent une vie sociale florissante? Je leurs souhaitais bien que non, car ç'aurait été un échec monumental.

Personnellement, je détestais mon nom. Il me donnait une personnalité qui était tout sauf mienne. J'étais bien trop frêle et d'allure brouillon pour porter un prénom qui inspirait la grandeur. Loin de me réussir, la vie ne semblait n'être pour moi qu'une suite de déceptions et de défaites. Je n'avais aucune ambition excepté celle de partir le plus loin possible de ma ville natale dès que l'occasion de présenterait. Pour aller où? Je ne le savais pas encore, mais qui avait besoin d'une destination quand il n'y avait pas de retour?

*

Plus tard dans la journée, alors que je marchais dans le corridor, j'étais si absorbée par une quelconque pensée que je ne fis pas attention à ce qui se trouvait autour de moi et bousculai un gaillard faisant au moins trois fois ma taille. Malheureusement, il tenait entre ses doigts un gobelet remplit à ras bord de café qui se répandit intégralement sur nos deux chandails. Le garçon, Mathis de son prénom - s'il s'agissait bien du populaire jouer de soccer auquel je pensais, entra dans une rage folle. Un peu plus et la fumée lui sortait par les oreilles. Soucieuse de conserver mon anonymat, je m'éclipsai dans les toilettes des filles juste à côté et barrai la porte.

C'est alors qu'il se produisit quelque chose d'étrange. D'abord, ma jambe droite me lâcha et je m'écroulai au sol, me tordant de douleur. Je ne comprenais pas ce qui se passait et je me mis à paniquer. Ma respiration s'accéléra et des tâches apparurent aux coins de mes yeux. Puis un violent maux de tête m'assaillis, accompagné d'une irrépressible envie de vomir tous mes organes. Je me traînai tant bien que mal à la toilette la plus proche et y déversai tout ce je j'avais avalé depuis le début de la journée sans que la douleur dans ma jambe et dans ma tête ne s'estompe.

Une personne normale aurait appelé à l'aide, mais pas moi. Ma volonté à ne pas me faire remarquer était plus forte que tout. Aussi restai-je là, attendant que cela s'apaise.

Plusieurs minutes passèrent avant que je puisse me relever sans aucune douleur. Cependant, une fous que ce fut fait, je ne m'attardai pas sur les récents évènements, bien au contraire, je les chassai très loin dans mon esprit. Après les champs de mon jugement, après les rivières de ma conscience, après les forêts de mes sentiments et bien au-delà des montagnes de ma mémoire. Je segmentai cet épisode de ma vie et passai au prochain.

J'étais déjà très en retard pour mon prochain cours et il n'était pas question que je débarque en plein milieu d'une phrase sous le regard de tous. Rien que d'y penser, je sentais mes jambes se mettre à flageoler. Je décidai donc de me réfugier à la bibliothèque, antre de mon bien-être.

Mon école était très ancienne, elle avait au moins plus de cent ans. Une immense partie était occupée par la bibliothèque, qui était restée intacte depuis la construction. Elle contenait probablement plus d'ouvrages que je n'aurait pu en lire durant deux vies entières. Tous les genres, allant jusqu'aux plus incongrus et inconnus y trouvaient leur place. Mais ce qui en faisait vraiment un endroit unique, c'était ses mille et un secrets et recoins. En d'autre mot, il s'agissait d'un paradis à mes yeux.

Une fois certaine que la bibliothécaire n'y était pas, je me faufilai à l'intérieur et glissai jusqu'à mon coin favori, à savoir un petit espace dissimulé entre les étagères et les murs où se trouvaient deux sofas d'une autre époque mais toujours aussi confortables. Je m'installai confortablement, attrapai un livre au hasard et me mis à lire.

Pourtant, au fur et à mesure que les mots défilaient sous mes yeux fatigués, mon cerveau, lui, n'enregistrait aucune information. Il était complètement vierge de péripéties. Si quelques minutes auparavant j'avais réussi à faire disparaître aussi facilement le souvenir de l'épisode des toilettes, il en était tout autrement à présent que je n'avais plus rien d'autre à penser que la façon de m'installer sur le canapé. Chaque instant, chaque seconde, tournait en boucle dans ma tête comme une cassette. Les douleurs me revenaient comme si elles arrivaient réellement alors que ce n'était que des souvenirs. Ma respiration s'accélérait d'elle-même. Plus j'y songeais, plus je me rappelais. : une autre personne, une autre époque, un autre endroit, mais les même symptômes. Je savais ce que c'était, mais je ne voulais pas y croire.