Chapitre 3 - L'ami de mon père

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Dans ma marche, je serre mon manteau contre moi. Non pas qu'il fasse froid en cette aurore, ça, c'est quasi permanent. Mais le vent souffle si fort que l'eau, d'habitude calme, s'échoue sur la passerelle. Un sentiment que je ne connais pas me donne des frissons. Ce doit être de la tristesse... non, plutôt de la nostalgie. Je me sens mal à l'idée de ne plus jamais revoir cet endroit. Je ne m'y sens ni bien, ni en sécurité, et pourtant une partie de mon histoire s'est écrite ici.

Quand j'étais petite, mon père nous a fait découvrir cette petite cabane. Il nous y abandonnait de longues journées. S'il y a bien un moment où je ne faisais plus la gueule, c'était lorsqu'enfin se terminait l'attente de ses rares permissions. Tous ses amis de longue date dans le quartier se pressaient jusqu'à chez nous et tombaient dans ses bras pour une accolade quasi fraternelle. Mais aujourd'hui, il ne reste que très peu de ses amis, deux en tout : Marc, le seul chineur du coin qui puisse vous vendre le contenu de sa poubelle passé dans un mixeur comme un élixir de jeunesse, et Louis qui est venu s'installer près de chez nous.

Quelque temps avant sa mort, mon père nous avait légué, comme par prévention, le cabanon où nous vivons aujourd'hui. Rien d'autre. Aucun souvenir de sa propre vie, à part quelques babioles qui ne me rappellent pas grand-chose du père qu'il était.

Je continue ma marche, regrettant de l'avoir perdu du jour au lendemain sans rien n'avoir pu faire. Il aurait à peine cinquante ans cette année.

Plus loin sur la passerelle, je retrouve Louis. Il me surprendra toujours : à presque quatre-vingt ans, comment trouve-t-il encore la force de venir pêcher si tôt sur les quais de la Seine ? Il me semble si seul ici, sans famille, sans camarades, à part ma sœur et moi. Et comme tous les matins, il est assis au bord de l'eau, sa canne à pêche à la main. Le flotteur sombre sous chaque vague, comme emporté vers les profondeurs par un banc de poisson. Cette habitude me fait mal au cœur, surtout lorsqu'on sait que, chaque jour, rien ne mord l'hameçon. J'aimerais lui dire que l'eau est dégueulasse et polluée, mais ça le détruirait. Et il ne m'entendrait pas : il est sourd et muet.

Comment pourrais-je lui faire passer ce message ? La vue est la seule chose qu'il lui reste, et je pense qu'il vient surtout pour voir le lever du soleil sur le fleuve... Il a l'air si heureux avec son grand sourire vieilli.

Je passe doucement près de lui. Il ne me remarque pas, bercé par la vue qui s'offre devant lui. Je pose doucement ma main sur son épaule chétive, puis, lorsqu'il tourne poussivement la tête, je lui fais un sourire en signe d'adieu. Des fines rides naissent dans le coin de ses yeux lorsqu'il les plisse, se forçant à répondre à mon sourire. Il me comprend, prend ma main entre les siennes, tremblantes, et la serre de toutes ses forces.

Il n'y a plus de temps à perdre : je dois me rendre au centre-ville... ce n'est vraiment pas le moment de pleurer, merde ! Que vont penser mes recruteurs me voyant avec des yeux pleins de lâches vermicelles rouges ? Mais plus je m'éloigne de ma cabane, plus je sens cette terrible douleur serrer mon cœur.

Des femmes que j'ai aidées se penchent à leur fenêtre pour me faire un signe discret. Leurs abominables maquillages me font mal au cœur... je ne sais pas d'où est venue la plus récente mode de se couvrir le visage de prothèses. Un résultat de la fascination de la violence, qui rendait les blessés courageux aux yeux de tous. Mais les fausses prothèses coûtent la peau des fesses, alors on se maquille des clous et des ombres sur les joues... Je commence à regarder où je marche quand je manque de faucher un type qui gratte sa biscotte sur l'huile jaune recrachée par des déchets. Putain... pourquoi est-ce qu'on ne ravitaille pas ce ghetto ? Ils veulent nous laisser crever ici, mais que le petit con qui a eu cette idée m'entende : vous avez beau avoir voulu nous faire crouler, on est encore en vie !

L'Illusion (Tomes 1 et 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant