Partie I

137 9 50
                                    





Dans un monde paumé où la stupidité et l'incompétence se distribuent trois fois à la naissance, existait une merveilleuse petite contrée du nom de Barbegarde où coexistaient harmonieusement trois peuples forts différents, et dont le caractère ancestral datait de si loin qu'on en avait perdu trace dans les mémoires. Au cœur même de cette paisible région s'élevait Sagemine, demeure des mages ; l'éminente cité aux multiples tours, dont la plus haute se perdait dans les nuages. Ses murs d'argent étincelaient délicatement sous les rayons du soleil et ses toitures azurées s'altéraient selon l'humeur du ciel, conférant ainsi à la citadelle cette étrange impression d'être animée par une vie propre. De par son architecture particulière et son emplacement enclavé dans une vallée élancée, la ville offrait une vue panoramique exceptionnelle sur l'ensemble du domaine et bien au-delà de ses frontières. Du nord jusqu'à l'est, se dressaient fièrement Mont-Zircon, foyer souterrain et tortueux des erdluitles, une race naine craignant la lumière du jour et le tintement des cloches. Le talent de ces derniers s'exprimait essentiellement dans l'extraction et la taille de gemmes qu'ils employaient subséquemment dans la conception de joyaux. À l'achèvement de leur confection, ces précieux objets se voyaient ensuite transfigurer en artefact magique sous la férule des experts de Sagemine. 

Par-delà ces montagnes au chapeau de neige éternelle et scintillante, rugissait la Mer des Âmes, tumultueuse et menaçante, que l'on pouvait également admirer au sud par un accès plus direct. La fureur indomptable de ses vagues, conjuguée aux funestes évocations des navigateurs disparus – et autres chantefables sur divers monstres marins réels ou supposés –, contribuait davantage à considérer cet espace maritime comme un élément constitutif de la défense du territoire plutôt qu'une opportunité de voyage ou de commerce. Dénommée le Rivage des Naufragés, la plage de galets était aussi peu fréquentée, car les innombrables vestiges de navires noyés dans une épaisse brume indissoluble donnaient au lieu des allures fantomatiques et inquiétantes. À l'ouest s'étendait Bois-Luron, une vaste sylve surélevée empreinte d'une atmosphère folâtre, gîte des lutins facétieux, dont la lisière extérieure indiquait la limite du royaume. Ces êtres lilliputiens passaient le plus clair de leur temps en amusements tant variés que grotesques, affectionnant tout singulièrement les courses à dos de lapin et les plaisanteries de mauvais goût. S'ils ne produisaient rien de particulier contrairement aux erdluitles, les lutins usaient de leur magie afin de préserver la forêt d'éventuelles intrusions malveillantes et faisaient acte d'une vigilance supérieure quant à la bonne santé de l'environnement. Enfin, situé légèrement à l'est, en contrebas de Sagemine, dormait le lac Vivagain à l'onde cristalline, peuplement d'une grande collectivité de crustacés enchantés sciemment méprisé et sous-estimé par le cosmos.

La bonne intelligence qui régnait entre les trois principales communautés perdurait depuis des siècles grâce aux grandes œuvres de fraternité du plus puissant mage que la province ait connu, laquelle fut d'ailleurs baptisée Barbegarde en son bon souvenir. Celui-ci n'ayant curieusement jamais reparu de l'une de ses audacieuses expéditions auprès des lémuriens rutilants, il y a de cela maintes années, la fonction d'Archimage incombait désormais à Austère le Drastique, digne successeur en prestige et en éthique. Respectant les commandements de son prédécesseur à la lettre, il veilla tout particulièrement à l'observance scrupuleuse de la règle d'or disposant que : « Tout individu mâle résidant au sein du royaume est tenu de porter la barbe sous peine d'excommunication ». En application dans toute la région, elle fut un facteur de cohésion sociale évident pour les trois groupes qui l'honorèrent amoureusement, car il n'était pas ignoré que ces nations portaient déjà naturellement la barbe et l'arboraient avec superbe. Ce canon fut ainsi la raison primordiale de leur entente sacrée et nul ne remit en question cette communion jusqu'à tout récemment ; c'est-à-dire jusqu'à ce que certains évènements perturbèrent outrageusement l'ataraxie de Sagemine. Au vrai, il se trouvait qu'un sinistre roué se complaisait à propager diverses clabauderies sur ses habitants, allant du plus anodin au plus intime, mais toujours connus initialement du seul concerné. Au grand dam des victimes, leurs secrets – et parfois les plus inavouables – éclataient publiquement, occasionnant l'hilarité ou le blâme de ses congénères selon la nature de la révélation. C'est ainsi que naquirent les Pesteux de Sagemine ou plus communément nommés les Honteux de Barbegarde.

Les Honteux de BarbegardeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant