Les mains pleines de sang, elle pleurait, sans pouvoir s'arrêter. Agenouillée devant le cadavre de celle qu'elle avait aimé, Sue sentait une horrible nausée s'emparer d'elle. L'angoisse lui serrait la gorge, la tristesse l'accablait. Tout ce qu'elle s'était efforcée de construire venait d'être détruit, d'un coup de couteau, dans le sang, dans la douleur, dans la souffrance. Il lui semblait que le sol s'effondrait sous son corps frêle, parcouru de tremblements et de spasmes incessants.
Sue, on s'en sortira, je te le jure.
Mensonges, mensonges. Elle avait menti, comme tous les autres. Rien n'allait, tout partait en fumée, s'écroulait petit à petit sous les yeux horrifiés de la geisha. Un amour comme celui là, un amour entre deux femmes, deux geishas, deux êtres gracieux vivant pour l'art, devait mener à la mort. A la folie, à la destruction la plus totale, pour ne laisser d'elles que deux êtres dévastés par le désespoir.
Sa tête lui faisait mal. La posant contre la poitrine ensanglantée de Yuuna, Sue continuait de pleurer. Elle ne captait même plus ce qu'il se passait autour d'elle. Elle n'entendait plus rien, ne sentait plus rien, pas même le son, le toucher glacial de la pluie battante contre leurs deux corps, l'un mort, l'autre malade. Désillusion, haine, rancœur, tous les sentiments les plus forts et les plus dévastateurs s'entrechoquaient dans l'organisme de Sue. Ils se battaient, s'entre tuaient, sauvagement, violemment, comme pour la détruire, la briser en mille éclats. Un diamant, à l'apparence si forte, si belle, venait pourtant de se fêler. Pourquoi Yuuna avait-elle fait ça ? La brune avait essayé de l'en empêcher. Elle l'avait prise contre elle, l'avait rassurée, l'avait priée de ne rien faire. Mais elle, le couteau en main, les larmes aux yeux, la rage au ventre, elle s'était infligée le coup fatal, tombant dans les bras de la Faucheuse, pour toujours et à jamais.
Les bras ballants, la tête dodeline, Sue se lève, observe les alentours. Elle ne reconnaît plus rien. Elle ne voit plus. N'entends plus. Ses mouvements sont automatiques.
Délicatement, elle prend Yuuna dans ses bras, embrasse ses lèvres avec amour et tendresse. Une larme roule sur les joues de Sue, pour aller s'écraser dans le cou du corps inanimé de son amante.
Un silence passa. Un silence rythmé par les gouttes de pluie fouettant les pavés de la rue déserte avec rage, semblant accompagné Sue dans sa mélancolie, son désespoir. Lentement, la geisha se remit à marcher, serrant Yuuna dans ses bras. Comme si elle voulait la réchauffer, lui redonner un peu de chaleur humaine. Lui redonner vie, la revoir sourire, rire. Pouvoir sentir son corps chaud contre le sien. C'était tout ce que Sue désirait, la revoir, souriante, épanouie, heureuse.
Mirage, songe, désillusion la plus totale.
Jamais elle ne reviendra. C'est là, la triste vérité.
Cette nuit là, Gion connut la mort non pas d'une geisha, mais de deux.
Rassemblant les dernières forces qu'il lui restait, Sue s'était hissée sur une petite colline, non loin de son Hanamachi. Elle avait ramassé l'arme encore ensanglanté que Yuuna avait utilisé pour mettre fin à ses jours. Elle s'était assise dans l'herbe. Avait regardé le ciel. Ce ciel nuageux, qu'elle ne reverra jamais. Elle avait senti la pluie sur son visage, sur son corps gelé. Toutes ses sensations là disparaissaient peu à peu alors qu'elle sombrait dans la mort, dans le néant, le vide, l'oubli. Le couteau planté là, entre sa poitrine, signait tragiquement la fin de sa vie.
Ainsi, deux corps inanimés s'emboîtèrent. Des doigts qui s'entrelacent, des lèvres qui se touchent.
Deux cœurs liés par la vie, séparés par la mort. Mais un amour bel et bien présent.
Pour toujours et à jamais.
