chapitre 3: Emiliette

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Cela faisait deux semaines qu'Anna s'était résolue à vivre sur Panah – du moins pour le moment – quand elle assista à son premier banquet. Pour l'occasion, la salle-à-manger avait été décorée de guirlandes multicolores, de banderoles, de nappes éblouissantes, et une estrade avait été montée pour accueillir les musiciens. « Les banquets et les autres fêtes n'ont jamais de réelles bonnes raisons d'avoir lieu », lui avait dit Emiliette lorsqu'elle lui avait demandé en quel honneur ce banquet avait été organisé. « Quand la Reine sent une certaine lassitude chez les habitants du village, elle organise ce genre d'évènement, comme ça elle est sûre que ça plaît à tout le monde. Et le pire, c'est que l'on ne s'en lasse jamais », avait-elle ajouté avec un sourire lumineux. Et donc, en cette chaude soirée de mi-juillet qui respirait la même douceur et la même excitation que dans le village d'Anna lorsque des concerts avaient lieu sur la place, les deux jeunes filles s'étaient retrouvées dans la cabine d'Emiliette pour se coiffer.

_ Pour se coiffer seulement ? s'étonna Anna tandis qu'Emiliette tentait désespérément de lui démêler les cheveux avec une vieille brosse en bois dont Anna préférait ne pas savoir à quel animal (et surtout ce qu'il était devenu) avait appartenu les poils rêches d'un brun sal qui s'emmêlait dans ses boucles.

_ Oui, que veux-tu que nous fassions d'autre ?

Anna haussa les épaules.

_ Je n'en sais rien, porter d'autres vêtements plus habillés que ces robes ternes par exemple, ou se maquiller...

Emiliette parut choquée par ces propositions.

_ Mais enfin, Anna, toutes ces choses sont réservées à la Reine ! Jamais de modestes prêtresses comme nous n'auraient accès à des choses comme cela...

_ Nous ne sommes pas des « modestes prêtresses », s'indigna Anna. Nous sommes des « prêtresses principales de l'île de Mafake », dit-elle en essayant de refaire la voix froide d'Elora.

_ Tu vois très bien ce que je veux dire, dit Emiliette sans réagir à l'imitation d'Anna qui haussa de nouveau les épaules en esquissant un petit sourire.

_ J'avais accès à toutes ces choses quand j'habitais sur le Continent, je ne m'étais jamais rendu compte à quel point cela était un privilège, ironisa-t-elle.

_ Si tu pouvais arrêter de bouger sans arrêt... murmura Emiliette presque pour elle-même. Ah, par l'Univers tout entier, mais comment fais-tu pour démêler cette crinière ?

Anna avait remarqué que les habitants de Mafaka utilisaient souvent l'expression « par l'Univers tout entier » ; elle avait tenté de réfléchir seule à sa signification exacte, mais ce fut finalement un vieux pêcheur qui lui donna la réponse. Elle le retrouvait régulièrement au coucher du soleil, à l'extérieur du village. Il semblait coupé du mon (encore plus que les habitants de Mafaka) et n'avoir qu'yeux uniquement pour le bout de sa canne à pêche qui oscillait au grès des vagues. Mais Anna s'était très vite rendue compte que c'était faux ; il possédait une sagesse, une science et une maîtrise des mots digne de son grand-père, si ce n'était plus. Lorsqu'Anna lui avait demandé que voulait dire cette expression, il avait passé ses doigts dans sa barbe grise sûrement plus emmêlée que les cheveux d'Anna, puis lui avait montré le soleil rougeoyant et les fins nuages rosés qui l'entouraient et avait dit de sa voix rauque : « Tu vois, le ciel ? Tu vois, comme il est grand ? Ce qu'il y a derrière est encore plus grand, tellement grand que ça pas de limite » Anna savait cela, évidemment, mais elle le laissa parler. « Eh bien, imagine une entité constituée de toutes les choses que contient l'univers, toutes ses planètes, ses étoiles, ses forces inconnues et certainement capable de détruire une galaxie entière, voir plus... C'est ça, l'Univers avec un grand U. C'est cet esprit, l'esprit qui maîtrise toutes ces choses. Imagine la puissance, et rends-toi compte à quel point nous ne sommes rien, sur notre bout de terre, toi avec tes quinze petites années et moi avec ma canne à pêche. N'oublie jamais ça : tu n'es rien, Anaëlle Deroset. Et une fois que tu auras compris ça, alors tu seras une bonne personne, car tu auras compris que les autres ne sont rien non plus, que nous sommes égaux, que ça ne sert à rien de se sentir supérieur puisque nous sommes tous destinés à la même chose – tu sais très bien de quoi je parle. Car tu le sais sûrement, la plus grosse erreur humaine et de penser pouvoir tout dominer, que ce soit une fourmilière ou tout un pays. On ne peut pas. Si les hommes s'étaient rendu compte de ça plus tôt, alors nous ne serions pas là. »

Anna avait de suite compris à quoi il faisait allusion, mais elle devait avouer que l'idée d'être inutile l'avait un peu perturbée, même si au fond elle savait que c'était vrai, et elle se sentait honteuse de réagir de la sorte. Quand elle se confia au pêcheur, il poussa un grognement qui semblait être une sorte de rire et dit : « C'est tout à fait normal d'avoir cette réaction. C'est l'orgueil naturel de l'homme. Mais je n'aurais peut-être pas dû te dire ça comme ça, tu es un peu jeune. Fais juste les choses comme bon te semble, toujours sans oublier le plus important (il désigna le ciel d'un geste lent de la main). Ce que je voulais te dire, Anna, c'est que tu ne peux pas sauver le monde. Mais tu peux sauver ton monde. »

A nouveau, Anna sentit l'irrésistible envie de lui montrer la pierre qui était restée jusque-là miraculeusement inconnus de tous, de savoir que faire une bonne fois pour toutes. Mais ça n'était pas le moment. Toujours pas. Elle patienterait encore un peu, elle y arriverait.

_ Je ne la démêle qu'après l'avoir lavée, quand elle est encore mouillée, répondit enfin Anna. Emiliette posa alors la brosse dans un soupir et déclara :

_ Allons-y alors.

En voyant les décorations de la salle à manger, Anna crut s'être trompée de salle; et en remarquant l'état d'excitation dans lequel les habitants de la plage se trouvaient, elle crut tout bonnement rêver. C'était la première fois qu'elle voyait un sourire sincère s'afficher sur le visage de certains, et la première fois qu'elle les entendait rire pour la plupart. Ils zigzaguaient entre les tables qui avaient été dressées spécialement pour l'occasion, couvertes de nappes de couleurs et de plats gigantesques qui dégageaient une odeur forte agréable. Du plafond étaient suspendues les guirlandes en papier qui avaient été fabriquées à la main, Anna les avait vus, par les enfants du village, quelques jours auparavant. Et pour trancher définitivement avec la blancheur immaculée qui régnait en temps normal, les flammes des chandelles avaient été recouvertes par des sortes de minuscules abats-jours en verre soufflé multicolores, diffusant ainsi une lumière tamisée presque mystique. Sur l'estrade, un homme jouait du luth, ou du moins ce qu'Anna imaginait être un luth puisqu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'en voir un vrai. Elle fut d'ailleurs surprise au début quand elle perçut son son à la fois proche mais différent de celui d'une guitare et le caractère médiéval de la mélodie qui était en train d'être jouée, puis elle réalisa que c'était tout à fait normal étant donné que les gens d'ici n'avaient aucune idée de la musique qui se faisait désormais sur le Continent et que les seules partitions et la plupart des instruments qu'ils possédaient dataient de l'époque où ils l'avaient quitté. 

En observant tout cela non pas sans curiosité, Anna réussit à prendre du recul sur la scène qui se déroulait, comme si elle la regardait de loin, très loin, et la sensation de peur qu'elle n'avait pas ressenti depuis son premier jour sur l'île revint lui tordre les tripes, comme si elle arrivait enfin à s'avouer qu'il y avait quelque chose de malsain dans ce spectacle, sans néanmoins parvenir à mettre le doigt dessus. Une voix criant son nom pour couvrir le brouhaha l'arracha de ses rêveries. C'était Emiliette qui revenait d'elle ne savait où; elle n'avait même pas remarqué qu'elle était partie.

"Anna, viens dans les loges des musiciens. Elora a retrouvé quelque chose pour toi."

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 24, 2020 ⏰

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