5- Le plan

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L'horloge du village sonna une heure. La nuit s'annonçait encore longue et probablement pleine d'événements plus étonnants les uns que les autres.

Aurane s'était de nouveau placée dans la lumière un peu verdâtre du radio réveil qu'une petite panne de courant de quelques secondes avait complètement déréglé. Il clignotait maintenant, de sorte qu'elle n'apparaissait plus que par intermittences régulières. Ce phénomène singulier la rendait encore plus mystérieuse et inquiétante que jamais.

Baignés par les ombres de la chambre, nous attendions dans un silence absolu qu'elle nous dévoile enfin son plan. Celui qui allait peut-être nous permettre d'entrer dans les rêves de cet enquiquineur de Benjamin. Cependant, prenant un temps qu'on aurait voulu ne pas lui accorder, elle semblait absorbée par le parchemin à moitié déchiré qu'elle tenait précieusement entre ses doigts. Elle réfléchissait, sans doute, appréciant le trésor que Crâne de Piaf lui avait rapporté, tout en savourant d'avance les mots parfaitement calculés qu'elle s'apprêtait à nous délivrer.

Quand elle se décida enfin à poser son immense regard sans couleur sur nous, notre impatience s'envola et plus rien ne compta plus pour personne. Nous étions fascinés, comme éblouis, et il nous était devenu impossible de lui résister. Vraisemblablement consciente du pouvoir qu'elle exerçait sur nous, elle annonça d'une voix pleine et fière :

"Mes frères et sœurs de la nuit, voici entre mes mains, la clé ! La clé qui nous permettra de traverser la Frontière Interdite du Rêve ! Je l'ai dérobée au gardien de la Frontière, lui-même ! Je suis allée au-delà de toute peur pour vous l'apporter ! "

Pendant qu'elle parlait, Crâne de Piaf, qui avait préféré s'attarder un moment avant de reprendre le chemin du radiateur, se contorsionnait pour atteindre discrètement l'oreille – du moins, ce qui en restait ! – du vieux Sam. Il lui susurra, irrité :

"Elle pourrait au moins reconnaître que c'est moi qui ai tout fait ! D'après toi, qui c'est qui a failli être écrabouillé par l'autre molosse de gardien !? Hein ?!! Et qui c'est qui a failli être dévoré tout cru par l'horrible martouflet ? Et tout ça sans anesthésie générale, en
plus !"

Le vieux Sam grogna son approbation. Il n'appréciait guère les esprits de la nuit et cet air supérieur agaçant qu'ils se donnaient constamment, ni cette arrogance détestable qui les mettait hors de portée du commun des Semeurs de Peur. En vérité, ils ne s'intéressaient qu'à eux-mêmes ou à ce qui pouvait leur rapporter quelque chose. Cet engouement soudain pour la gloire passée de leur peuple lui semblait quelque peu suspect. L'attitude d'Aurane l'intriguait et il était bien décidé à garder un œil sur elle, quoi qu'il advienne.

Mais pour l'heure, elle déclamait encore, hypnotisant son auditoire de paroles fabuleusement alléchantes... trop, au goût du vieux monstre.

"... C'est ainsi que nous traverserons, ensemble, la Frontière Interdite."

Satisfaite de l'intérêt qu'elle suscitait, Aurane se tourna vers Acary, accoudé à la barrière du lit à étage du garçon et ordonna :

"Acary, tu seras chargé de surveiller l'enfant, de sorte que nous sachions le moment exact où il tombera dans son sommeil. Car c'est à cet instant précis, et à celui-là seulement, que devra être prononcé la formule secrète que j'ai dérobée, celle qui ouvrira la porte de la Frontière sans que Prog, le gardien ne s'en aperçoive.

— Voyez-vous ça, s'agaça Crâne de Piaf. C'est elle, maintenant, qui l'a volée ! On aura tout entendu !

Loin des velléités du gnome messager, Acary acquiesça d'un signe de la tête. Il le savait, nul mieux que lui pouvait sentir ce moment particulier où, sa respiration ralentie, Benjamin se laissait glisser dans un sommeil bienfaisant.

Aurane lui rendit son geste et se détourna pour reprendre :

— Pendant ce temps, mes amis, main dans la main, tentacule à tentacule, patte à patte – peu importe ! Nous nous tiendrons prêts à former une chaîne unie et solide, tant dans nos corps et nos cœurs que dans nos esprits, déclara-t-elle sur un ton solennel.

Nous accueillîmes ses paroles en silence, nous regardant les uns les autres en étant persuadé que nous partagions tous la même volonté de retrouver notre gloire légendaire, le même désir d'aller jusqu'au bout de l'aventure. Pourtant, il restait un problème et il était de taille : la chaîne suggérée par l'esprit de la nuit. Car aussi singuliers que certains d'entre nous pouvaient l'être, nous n'avions pas tous des membres faciles à saisir – mains, bras, jambes, pieds, pattes et autre appendice susceptible de nous accrocher. Et si on pouvait imaginer qu'un esprit vif et inventif finirait par trouver un moyen de parer à l'inconvénient de nos différentes anatomies, cela n'allait pas être simple. De plus, Aurane avait insisté sur la nécessité de rester uni pendant le voyage. Qu'adviendrait-il si l'un de nous venait à lâcher prise ?

Devinant les doutes qui nous ébranlaient, mais feignant de ne rien remarquer, Aurane continua – il n'était pas question de laisser quelques échanges de regards inquiets venir à bout de ses desseins :

— Quand viendra l'instant de l'endormissement, je prononcerai la formule magique. Chacun de nous, relié à l'autre en une chaîne inébranlable, se tiendra prêt ! Prêt à emprunter la voie sacrée du Rêve où nous serons, tel un seul, aspirés !"

Nous retenions notre souffle, tandis qu'un frisson d'angoisse déferlait sur nous. Pour la plupart de ceux qui se trouvaient présents cette nuit là, ces sentiments de peur étaient les premiers qu'ils éprouvaient de toute leur existence. Des sentiments nouveaux et tellement intenses qu'il était difficile pour eux de les appréhender. Car s'il était naturel pour notre peuple de provoquer la peur, l'expérimenter était une autre affaire !

Malgré cela, quand le frisson étrange qui nous parcourait se dissipa enfin, certains d'entre nous ressentirent comme une sorte de plaisir indéfinissable. La peur était finalement un sentiment bien troublant, infiniment excitant.

Vous pouvez comprendre ça, vous ?

D'un autre côté, cela pouvait expliquer cet engouement démesuré des enfants pour les histoires terrifiantes. Vous savez, celles qu'ils prennent tant de plaisir à se raconter le soir, entre copains, ou lors de ce qu'ils appellent communément les "feux de camps". Nous mêmes apprécions particulièrement ces moments privilégiés pendant lesquels, sans le savoir, les enfants se préparent à notre arrivée. Car après ce genre d'histoires monstrueuses, leur imaginaire exalté nous assure à nous – et sans qu'il soit besoin de nous surpasser – de merveilleux moments d'épouvante !

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 02, 2016 ⏰

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Naboja, la frontière interditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant