Chapitre I : Nero

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    Avec une morosité non dissimulée, je pénétrais à l'intérieur de la pièce éclairée faiblement par une chandelle. L'obscurité et le désespoir régnaient en maître dans la chambre de Nero, le général des armées de Rhodeys. Il était affairé, face à son bureau, le regard plongé sur une masse de feuillets en vélin éparpillés confusément. Ma vie en tant que page n'était guère transcendante, cependant je ne pouvais me plaindre quand je voyais l'état de désolation de Nero.

    « Bonjour, votre Altesse. Je suis venu vous apporter quelques tartines bien fraîches et de la confiture de coings, celle que vous préférez. Je vous en prie, nourrissez-vous,revigorez-vous un peu. Vous êtes si pâle et famélique. Tout le monde dans la forteresse me demande de vos nouvelles, et j'aimerais leur en faire parvenir de bonnes.

-  Mon pauvre Sayzerör ! Je préfère encore être décharné que corpulent ! répondit le prince alors que je posais mon plateau près de lui, tout en veillant à ne pas trop ajouter de désordre à son bazar. Si tu savais, pour moi, les trois repas quotidiens ne représentent qu'une monumentale perte de temps. »

Je n'enviais guère sa position. Tellement absorbé par sa tache, qu'il désirait ne pas avoir à manger ! Il était si rachitique qu'on aurait dit son pourpoint de velours posé sur un squelette.

Avec les barbares qui assaillaient nos villages à la frontière, il n'avait plus de temps pour rien. Pas même pour se rendre sur le champ de bataille. Il restait là, soir et matin, dans la solitude de sa tour, assis sur son fauteuil, les bras posés sur les accoudoirs, à se morfondre sur des cartes géographiques et des compte-rendus d'escarmouches, à fomenter des stratégies qui ne verraient jamais le jour. Il n'avait personne de compétent à qui déléguer, et il s'occupait même de la logistique ennuyeuse. Je le savais, son plus grand souhait n'était que de vêtir sa cuirasse, s'armer de son cimeterre et partir défendre nos cités.

    « Sayzerör,j'ai besoin de ton avis, me dit-il en s'emparant d'une tranche de pain. Nous subissons actuellement défaite sur défaite, et le moral des combattants tend à s'amenuiser. Pourtant, nos pertes ne sont pas plus élevées que celles de nos opposants, et j'ignore si je dois acheminer des troupes supplémentaires vers le nord. Je risque de nous rendre plus fragiles en d'autres endroits, mais les soldats n'y gagneraient-ils pas en moral ? A moins qu'ils ne voient ce besoin de sang neuf comme la preuve de notre faiblesse ? Quel sentiment l'emportera ? J'ignore totalement ce que je dois faire. Aide-moi, termina-t-il en soupirant.

-  Mon maître, je ne prétend pas avoir autant de connaissance que vous sur le sujet... biaisai-je.

- Je veux simplement ton avis. Depuis des semaines, je planche sur ce problème sans parvenir à un résultat acceptable. La raison de nos insuccès m'est ténébreuse et je tiens à ce qu'un regard neuf examine la situation sous un angle inédit. »

    Il me demandait souvent des conseils et je ne m'y habituais pas. Qu'on laisse donc les pages là où ils sont, et que les généraux fassent leur travail ! Toutefois, j'appréciais Nero, et voulus lui donner un conseil auquel il ne s'attendait pas. « Prenez du repos,lui dis-je. Si j'avais vos facultés, messire, je me métamorphoserais et partirais m'oxygéner, incognito. Se rapprocher de la nature, laisser son esprit vagabonder : voilà ce qu'il vous faut. Et ne cherchez plus à ce qu'un serviteur qui n'a jamais tenu une arme de sa vie vous donne des conseils sur la gestion de nos armées.»

J'étais en train d'ouvrir les volets et de tirer les rideaux pour apporter un peu de lumière dans la pièce grisâtre. J'allais défaire ses draps trempés de sueur, dans lesquels il avait dû passer une nuit agitée, quand il poussa de nouveau un profond soupir. « J'aimerais tant suivre ce conseil ! Mais un prince doit veiller à accomplir ses devoirs, tu le sais. Il ne peut pas fuir ses obligations dès qu'une contrariété s'impose à lui... Et je ne peux pas abandonner mon poste, mon absence serait forcément remarquée. »

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