De ce jour, mes parents ne me virent plus du même œil. Leur fils s'était transformé en monstre. Le visage du brigand méconnaissable se superposait au mien. Et la perte de leur unique fille, qu'ils chérissaient, les ébranlait fortement. Ils en oublièrent qu'ils avaient un second enfant, et après l'horrible accident, cet enfant avait besoin d'une épaule sur laquelle s'appuyer. Une oreille à son écoute lui aurait fait le plus grand bien. Il ne la reçût point. Il fut abandonné, laissé à son sort. Il se replia dans la solitude, et lentement, sombra dans une dépression dont il ne put plus s'échapper.
La nuit, ce cauchemar sans fin continuait de le hanter. Sous plusieurs aspects, cette soirée avait été la pire de sa vie. Et elle se répétait à l'infini, parce que ses parents la lui rappelaient sans cesse. Ils le traitaient presque avec crainte, comme si la sauvagerie qui l'avait animé risquait de refaire surface à tout moment. Ils nettoyèrent cent fois et cent fois encore le parquet tâché de sang. Cela ne suffit pas pour oublier. Tant que leur fils resterait à leurs côtés, rien ne suffirait pour oublier.
Je devins apathique et léthargique dans la moindre de mes taches. Même à me nourrir, je n'éprouvais aucune envie. Je me refusais à sortir de chez moi, et mon visage ne vit plus la lumière du jour. Si bien que ma peau commença de me tomber sur les os, et j'arborais une pâleur extrême. Mes amis d'école cessèrent de me fréquenter, ayant eu vent des événements de la tragique soirée. Je me retrouvais seul, mal-aimé, et à l'instar de mes parents, éprouvais la nécessité de m'exiler.
A peine âgé de quinze ans, je quittais le foyer familial, au sein duquel je n'avais jamais trouvé le moindre réconfort, et partis en quête de l'inconnu. Je bourlinguai aux quatre coins de Rhodeÿs. Je fis des rencontres, parfois heureuses, parfois non. On me demandait toujours d'où je venais et ce que je fuyais. Cela se voyait donc sur mon visage, que j'étais en fugue ? D'une manière ou d'une autre, les gens finissaient toujours par comprendre que rien de bien ne leur arriverait en me côtoyant. Certains comprirent même qui j'étais –car la mort du brigand Vicente avait parcouru tout Rhodeÿs, même en des endroits où il n'avait jamais mis les pieds.
Un jour, j'expliquai à un ami paysan – l'homme avec lequel j'avais tissé le plus de lien au fil de mes pérégrinations, celui en qui je faisais le plus confiance –que j'étais Sayzerör, le meurtrier de Vicente. Je prenais les devants avant que mon ami ne l'apprenne par quelqu'un d'autre. Je lui expliquai aussi que jamais plus je ne me transformerai en faucon, plus jamais je ne réveillerais la bête enfouie en moi. Il sembla m'accepter. Le soir-même, une foule de villageois armés de fourches et de torches me firent déguerpir de la contrée, certains même me lançant des pierres au visage. L'une d'elles m'entailla dans la région lombaire et me laissa une cicatrice qui n'est toujours pas partie.
Ma destination suivante fut la capitale, la cité plurimillénaire de Laïkand, et ce fut aussi là que ma route trouva son terme. La capitale de Rhodeys était située au cœur du royaume. On racontait qu'elle avait été bâtie par les dieux eux-mêmes. Elle abritait le palais de Harrden, et la famille royale vivait en son sein depuis des siècles. Depuis la construction de Laïkand, aucun danger ne l'avait jamais menacée, si bien qu'on disait la cité bénie des dieux.
Ici, on se fichait de ce qui se passait en province. Comme si l'on vivait dans une bulle. Le guérisseur du palais de Harrden soigna ma blessure au flanc, et m'aida même à me faire embaucher en qualité de page, voyant ma détresse. Je fis preuve de bonne volonté. On s'attacha à moi. On me garda.
Et depuis quatre années, je travaillais là, soir et matin, sans congés, sans permissions, si ce n'étaient les jours de fête annuels. Je ruminais en secret mon enfance gâchée. Au moins, ici, personne n'était au courant de la folie meurtrière dont j'avais été épris. Peu à peu, le souvenir du corps déchiré de Vicente se fondit dans le brouillard, même s'il continuait de hanter mes nuits. L'envie de redevenir le faucon de cette soirée me tenaillait, mais je m'en privais. Quel autre drame surviendrait si je retrouvais mon apparence et ma violence inhumaines, fut-ce pour une seule seconde ?
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Changeurs
FantasyVivez les tourments et les joies de Sayz, jeune serviteur de la noblesse du Royaume de Rhodeÿs. Suite à un événement traumatique vécu dans sa jeunesse, il est incapable d'utiliser son don de Changeur et de se transformer en faucon, son animal-fétich...