Changeurs

Chapitre VI : Belmont

    Du jour au lendemain, je me retrouvais propulsé dans la spirale de la guerre, engagé en tant que Changeur. C'était une possibilité que j'avais déjà envisagée, lorsque Nébula avait scellé l'accès aux catacombes. Mais je ne m'étais pas décidé à m'engager seul dans cette aventure. Avec Belmont comme camarade, je m'en sentais prêt. Il n'avait plus beaucoup de soutien, ni parmi les nobles ni parmi les serviteurs, de sorte que je me sentais proche de lui. Et je voyais aussi une occasion de combler mes lacunes concernant Alizé : qui mieux que son frère, l'homme l'ayant côtoyé toute sa vie, pour en apprendre sur elle ?

    Accompagnés d'une dizaine d'autres Changeurs, nous voyagions dans une grande charrette vers le Fort de Woyan, où la garnison des soldats attendait les renforts avec impatience. Je fus surpris d'apprendre que nous allions être au service du duc Flavio Romanens, celui à qui j'avais écrit la lettre à la place de Nero. Quelle ironie ! Et si je n'avais pas perdu l'affection de Nero, je n'aurais jamais rencontré Alizé, pas plus que je ne serais en train de voyager dans ce petit chariot cahotant sur une route de campagne.

    Qu'est-ce qui nous attendait, au but de notre voyage ? La guerre, bien entendu. Mais quelle sorte de guerre ? Serions-nous les renforts tant attendus qui mettraient fin au massacre des soldats de Rhodeÿs ? Ou les guerriers épuisés verraient-ils d'un mauvais œil l'arrivée des Changeurs, comme le signal que la situation devenait intenable au point de faire appel à nous ?

    Cela, je n'en avais aucune idée... Et j'étais loin de le savoir, car jamais mon convoi n'arriverait jusqu'au front.

   Le voyage durait déjà depuis plus d'une semaine. Nous étions une vingtaines de conscrits et apprenions à nous connaître. Hystel était fils de boulanger et avait dû quitter sa maison quand des vandales avaient détruit le commerce de ses parents. Koth était orphelin et n'avait jamais étudié ; une enfance à la dure avait sculpté son corps et s'engager était devenu pour lui une évidence. Quant à moi, j'inventais des bobards sur mon enfance dans la Capitale et mon emploi à Harrden pour combler les dettes de mes parents...

   Seul Belmont s'exprimait peu, alors que lui tirer les vers du nez était mon principal objectif et pour ainsi dire la raison de mon engagement. Ses parents étaient morts de la peste lors du Grand Fléau qui avait précédé l'année de ma naissance. Il les avait donc peu connus, et avec sa sœur Alizé, devenir les pupilles du Roi s'était avéré une bénédiction. Aujourd'hui, il était séparé d'elle, car elle appartenait à une autre compagnie uniquement composée de femmes. Il semblait en éprouver un profond manque. Ayant connu la même situation, être brusquement séparé de sa sœur chérie, je vis là un bon moyen d'enclencher une conversation.

    « Vous ne pipez mot depuis notre départ de Laïkand, mon prince. Vous brilliez de milles feux en tant que lion, dans les souterrains de Harrden, et maintenant que nous sommes à l'air libre, vous restez enfermé dans votre silence et votre désespoir. Dites-moi ce qui ne va pas. Vous savez, j'étais le compagnon de votre cousin Nero, alors niveau pessimisme, je pense que vous ferez difficilement pire que lui.

– Laissez-moi avec mon chagrin. Je ne tiens pas à discuter.

– Pas besoin de me le dire. Je sais ce qui ne va pas. C'est votre sœur qui vous manque. Cela nous fait un point commun, car j'ai moi-même perdu ma sœur Elisa, même si cette séparation est, comment dire... définitive.

– Je ne tiens pas à parler de ma sœur. Elle ne me manque aucunement. Allez-vous-en et oubliez Alizé, elle n'en vaut pas la peine.

– L'oublier ? Je ne... tiens pas spécialement à elle. Pourquoi devrais-je l'oublier ?

– Ne vous moquez pas de moi. J'étais présent le jour où vous êtes venu combattre la première fois, avec votre dos constellé de lacérations. Vous avez combattu ma sœur, ce jour-là, et j'ai vu l'étincelle dans votre regard. Mais oubliez-la. Je n'oserais pas vous dire qu'une idylle entre un servant et une princesse demeure chose impossible – cela s'est déjà vu – mais croyez-moi, vous n'avez pas envie de côtoyer Alizé.