Chapitre 1

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Chapitre 1


Ce mois de mars 1870 devait être l'un des plus heureux, sinon le plus heureux, de la jeune existence de Mary d'Asquith. Dans quelques jours aurait du avoir lieu le bal que son père lui avait promis d'offrir pour célébrer son vingtième anniversaire. Comme pour se mettre à l'unisson, le printemps, cette année-là, était particulièrement précoce, et des milliers de pâquerettes et de boutons d'or égayaient déjà les riches pâturages du Kent. Un doux soleil baignait les arbres fruitiers de sa lumière dorée, et déjà de timides bourgeons annonçaient les prémisses des riches récoltes de l'été.

Mais au lieu de se préparer à la fête, de courir les magasins de Maidstone, le chef-lieu du comté, pour dénicher la mousseline légère dont elle avait rêvé d'ornementer la robe qu'était en train de lui confectionner Miss Higgins, sa couturière, Mary était au chevet de son père, son cher père dont le docteur Finsbury ne lui avait pas dissimulé qu'il ne lui restait que fort peu de temps à vivre.

Hier, il avait voulu profiter de la belle journée qui s'annonçait et avait fait seller Caprice, sa jument favorite, pour une de ces longues chevauchées solitaires qu'il affectionnait tout particulièrement. Ne le voyant pas rentrer à l'heure du lunch, Mary ne s'était pas alarmée outre mesure, pensant qu'il avait dû s'arrêter chez l'une des nombreuses connaissances qu'il avait dans le voisinage, fermier ou gentilhomme, dont il aurait partagé sans façons le repas.

En dépit de l'indulgence qu'elle éprouvait envers le mode de vie de son père, cela agaçait tout de même un peu Mary que Lizzie, la cuisinière, lui eut préparé en vain les côtelettes d'agneau dont il raffolait.

- Tant pis pour lui, avait-elle songé alors, il les mangera ce soir, et froides en plus, ça lui apprendra !

Ce n'était que vers l'heure du thé, alors que le soleil commençait à rougeoyer et s'apprêtait à disparaître derrière la colline de Lexington, qu'elle avait commencé à s'inquiéter. Pas pour longtemps, hélas : un tumulte de voix exaltées en provenance de la cour et, surtout, un long cri modulé comme un sanglot, lui firent inexplicablement pressentir que sa vie, en ce jour, en cette seconde, venait de basculer irrémédiablement dans l'inconnu.

Elle se précipita aussi rapidement que le lui permettait l'ampleur de la robe de bal qu'elle était en train d'essayer, pour se heurter à mi-chemin de l'escalier à Walter, le butler, le visage bouleversé. De ses bras écartés, il tenta de lui barrer le passage.

- N'y allez pas, Miss, mon Dieu, c'est trop affreux, Mylord est.... Il est....

Mary devait se le reprocher par la suite, mais elle faillit jeter en bas des marches le vieux serviteur, si grande était sa hâte. Dès qu'elle eut franchi la large porte qui donnait sur la cour du manoir, la vingtaine de personnes qui étaient assemblées là firent silence et s'écartèrent, la tête baissée, fuyant son regard. Seule Martha, la gouvernante, s'avança vers elle, les yeux brillants de larmes, et telle Walter un instant auparavant, essaya de la retenir. Mais mue par la funeste prémonition de ce qu'elle allait découvrir, elle l'écarta avec une force dont elle ne se fut pas crue capable et s'avança, insouciante de la boue qui déjà maculait le bas de sa robe d'organdi rose.

Quel spectacle elle devait offrir alors, dans la fraîcheur de cette soirée printanière, telle une princesse de contes de fées égarée au milieu de cette rude assemblée d'hommes et de femmes du terroir, dans leurs grossiers vêtements de travail. Elle les connaissait bien tous, et souvent elle s'était rendue chez eux dans son enfance pour y jouer, et aujourd'hui encore pour apporter quelque réconfort lorsque la maladie venait frapper à la porte d'une de ces humbles masures. Il y avait Matthew et son fils Tom, les fermiers de M. Wellington, et ce grand feignant d'Irlandais de Patrick O'Hara, qui passait plus de temps au pub local que derrière les mancherons de sa charrue, le vieux Nick, cassé par le poids des ans et quelques obscurs chagrins dont le récit n'intéressait plus personne, une demi-douzaine de morveux, les pieds nus, qui tentaient de se faufiler entre les adultes pour mieux voir, la veuve Adams, qui partageait son temps entre l'église et les travaux de lavage et de repassage qu'elle faisait pour survivre... et bien d'autres encore, et puis enfin Jack le forgeron et sa carriole.

Pour l'amour d'un capitaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant