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Treize millions de dollars. Plus que sept millions de plus et Flynn pourrait entamer la seconde phase de son projet. Le fourgon de la Victory Bank passerait avant midi, pour sûr. Adossée contre un avocatier sec sans fruit, la jeune fille, grande silhouette couverte de trois blousons superposés et d'un jean noir neuf, croisait les bras sans lâcher des yeux le tronçon de route qui suivait le virage de l'asphalte en pente douce qui menait vers Freeborn. De l'autre côté de la route, la formation rocheuse l'avait découragée d'essayer de s'y cacher pour les attendre. Il fallait se contenter de ce côté-ci, où les insectes comme la végétation étaient légion, mais inefficaces sur le cuir et le denim.

Posé à ses pieds, un sac noir à fermeture éclair. A l'intérieur, une masse de cinquante kilos qu'elle n'avait pas eu de mal à transporter jusqu'ici. Sa voiture était à des kilomètres de là, garée devant son immeuble d'habitation en pleine banlieue de Freeborn.

Pour venir jusqu'ici, facile. Elle avait volé. Quand on avait un aussi grand pouvoir qu'elle, on ne perdait pas son temps avec ces bouts de métal à changement de vitesse qui pouvaient faire des accidents. Ou se faire détrousser. C'est que Flynn Bruchfield pouvait manipuler la gravité de tout et n'importe quoi.

Elle avait découvert cette faculté par accident, peu après que son père se soit fait battre à mort par ses créanciers dans une rue déserte. Elle avait fugué de chez elle depuis une semaine pour ne plus entendre sa mère se plaindre sur tout ce qui bougeait autour d'elle à la maison. C'était plus agréable de dormir sur des cartons dans le silence plutôt que sur un lit en colère. Elle ruminait pour une énième fois cette pensée sur sa couche le huitième jour de sa fugue quand elle sentit quelqu'un se coller à elle par derrière, comme elle avait préféré protéger sa poitrine plutôt que son dos contre le mauvais temps.

Quand elle essaya de se lever, le gars - elle sut que c'en était un quand il la menaça de son canif près de sa jugulaire - l'en empêcha. Quand il la fit basculer pour se retrouver au-dessus d'elle, elle fut surprise de voir que même dans des coins pareils les types pouvaient avoir les dents blanches. C'est ce détail qu'elle garda de lui. Le malheur du gorille en rut fut que dans un souci de « réalisme » selon lui, il avait préféré lui coller son couteau à la gorge plutôt que de lui entraver les mains. Après lui avoir retiré son pantalon, Flynn tenta de se contorsionner pour se libérer de ses jambes de part et d'autre de ses jambes. Pour la calmer, il lui fracassa le crâne sur le béton si fort qu'elle en garda un bleu douloureux à l'arrière du crâne jusqu'à aujourd'hui, six mois plus tard.

Après les étincelles à ses yeux, elle se mit à voir des filaments blanchâtres et transparents dépasser du blouson du gars, de sa main qui lui tripotait un sein, du bac à ordures à côté d'eux, qui ajoutait plus au dégoût qu'elle avait pour elle-même, pour sa vie, son idiotie. Elle sanglota et ses poings se fermèrent quand elle vit que le gars se libérait de ses bas d'une main. Au même moment où elle les ferma, les filaments du corps du type, qui pendouillaient vers le sol, se mirent à pendouiller vers elle, comme si une brise soufflait dans sa direction. Elle cligna des yeux pour chasser ses larmes et y voir plus clair, et serra son poing. Les filaments, comme aimantés, se nouèrent les uns aux autres pour former une sorte de fine corde unique qui vint se coller à l'extérieur de son poing. Elle sentit toute la masse qu'avait la corde, et ouvrit le poing gauche pour le saisir.

Un geste si simple qui pourtant lui fit passer du stade de victime à celui de bourreau. Sa vie changea depuis ce jour-là. Elle était devenue une déesse.

La voleuse de gravitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant