Singburi

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Dimanche 16 mars, 2ème jour en Thaïlande. Rendez-vous à 13h au Royal Hôtel. Direction Singburi, 150 km au nord, où siège Greenway, une association locale promouvant des actions de volontariat international, prétexte à votre voyage. Deux heures de bus. Quittez vos hôtes après un bref adieu, promettez de repasser un jour, traversez par une passerelle l'avenue, et à peine descendu de la dernière marche, un taxi s'arrête à votre hauteur. Le flair infaillible du chauffeur, traquant sans répit la proie docile et facile. Surveillez lascivement le compteur, pour éviter tout malentendu. Risquez un léger retard avec ce trafic dense et les avenues en sens unique. Après 40 minutes, le taxi s'arrête devant le perron. 12h55. Sortez en direction du coffre pour récupérer votre lourd sac à dos, et faites l'erreur de demander le prix au chauffeur. Celui-ci s'empresse de le doubler par artifice, n'osez rien dire, considérant la somme dérisoire pour une telle course. Marchez vers le parvis de l'hôtel où l'on se renseigne sur l'objet de votre présence. Singburi, quelqu'un est censé attendre ici, voila les mots péniblement à baragouinés hors de votre bouche. Etrangement, ils sont au courant, ils sont habitués, le contact est même déjà là, plus loin, attablée, là voila d'ailleurs qui se lève et s'approche. La rencontre s'effectue à mi-chemin. Immédiatement, elle dégaine un papier de sa chemise en carton, et demande si ce nom, écrit là, est bien le vôtre, si ces 11 caractères hâtivement tracés, correspondent à l'homme lui faisant face. Oui ils correspondent, il n'y a pas d'erreur sur la personne.

L'instant est fasciné, irrémédiablement enchanté. Il est l'un de ceux attestant de la beauté dont sait se revêtir le monde. Un simple moment, quelques furtives secondes, presque rien, il n'aurait pu ne rien se passer. Mais quelque chose, fut-ce son sourire, sa posture, ou tout simplement sa simple présence, un petit rien a fait que cette émotion se propage dans votre être. Avant le départ, le fait que quelqu'un attendrait votre arrivée tel jour, à telle heure, à tel endroit demeurait une notion bien abstraite, quelque chose d'assez indéfini. Puis vient le jour où 10 000 km s'interposent entre votre confort et votre position, où effectivement quelqu'un est payé pour espérer — oui ne rêvez pas — elle patiente calmement dans le hall du Royal Hôtel avec votre nom sur un petit bout de papier. Le voyage, le vrai, pouvait commencer, il devenait réel. L'air, les odeurs, les gens, les bâtiments, les voitures, tous ces fantasmes quittaient votre imagination pour devenir la réalité des trois prochains mois. Le vrai commencement de l'aventure, la veille n'étant que l'entrée dans le vestibule, où l'on se débarrasse de vos affaires, avant de pénétrer dans le salon pour une soirée radieuse. Lâché sans amarres, sans repères, sans garde-fou.

Cette femme n'est qu'une intermédiaire, chargée d'héler un taxi pour se rendre à la gare routière, où le prochain bus pour Singburi est annoncé en début d'après-midi. Une fois arrivé à la station de bus, il faudra patienter une heure, temps idéal pour satisfaire vos appétits. Le lieu possède un caractère étrange, dégageant un malaise palpable, une atmosphère à la limite du sinistre. Les causes sont multiples : les masses grouillantes, l'état de décrépitude générale, les fragrances inconnues, intrigantes, le sentiment d'être un corps étranger, menaçant l'immunité du système. Est-ce encore Bangkok ? La coordinatrice opine du chef. Voila donc la vrai Thaïlande qui fait face, loin des masses touristiques, des clichés parfaits, des façades ravissantes, de la quiétude forcé. Un assourdissant fracas de couverts, de sons inconnus, de chaleur pesante, d'échoppes colorés. Hésitez avec de choisir vers laquelle se diriger. Cela importe peu d'ailleurs, les divers changements parvenus dans les dernières heures bloquant la faim. Les odeurs se mélangent , formant un arôme peu envoûtant, le tout agrémenté par un ballet de mouche tournoyant à une distance peu raisonnable de la nourriture. De quoi renforcer le malaise et oublier l'obsession occidentale de l'hygiène absolue. Profitez de ce peu de temps pour faire la conversation, la première avec une thaïlandaise à bien y réfléchir, le premier vrai contact. Rien de très passionnant, si ce n'est un vague sentiment de gêne. Il y a quelque chose d'assez complexe à retransmettre la curiosité que peut avoir un thaï avec un étranger, un falang. D'une manière assez burlesque, c'est la fascination qui prime. Fascination gênée, timide, de gloussements devant cet être inconnu, différent. Fascination d'anthropologue, où l'on cherche à tous savoir de l'autre, pays, âge, amours, études ; où l'on ne se prive pas du relevé photographique. Elle ne dérogera pas à la règle, demandant la permission de tirer votre portrait et de l'envoyer à un de ses amis. Une franchise surprenante, déconcertante, surtout lorsqu'elle s'exclame : « You're handsome ! » Cette flatterie résonnera dans votre tête en montant dans le bus, après de brefs adieux.

Le paradis perduWhere stories live. Discover now