Alice n'écoutait plus les paroles du prêtre. Elle concentrait son attention sur le monticule de terre fraîchement retournée qui bordait la tombe et le regardait s'effondrer lentement...
Peut-être qu'en le fixant assez longtemps, son esprit finirait par se calmer...
Elle pourrait alors oublier le froid mordant de ce petit matin d'automne. La boule dure qui avait remplacé son estomac. La foule qui s'agglutinait autour d'elle dans ce petit cimetière de Normandie battu par les vents.
Il y avait des célébrités bien sûr. Venues rendre hommage à celle qu'ils disaient adorer aujourd'hui. Mais qu'ils avaient surtout haïe dans le passé. Une meute de journalistes qui la mitraillaient sans relâche depuis que le convoi funèbre avait quitté Pandora's Mansion. Et des milliers d'anonymes, qui avaient souhaité accompagner la « Divine » jusqu'à sa dernière demeure.
Elle n'avait pas besoin de tendre l'oreille pour savoir ce qui se murmurait derrière son dos et devinait les photos qui s'étaleraient à la une des magazines, le lendemain matin.
Tous souligneraient l'incroyable différence qui avait existé entre la star et sa fille, et reviendraient perfidement sur l'interrogation qui avait miné sa vie : Comment une telle beauté avait-elle pu engendrer quelqu'un d'aussi insignifiant ?
C'est à son adolescence qu'elle avait pris conscience du fossé qui la séparait de sa mère, lorsqu'une photo volée à leur intimité avait été diffusée dans les pages « people » des périodiques spécialisés.
Pandora venait de recevoir le grand prix d'interprétation pour le film qui avait couronné sa carrière et toute la presse l'avait traquée des jours durant, pour lui arracher ce cliché inédit où on la découvrait enfin dans sa vie privée.
Alice se rappelait encore le choc qui avait accompagné la révélation de sa disgrâce, et la honte qu'elle avait ressentie face à l'injustice du sort :
Si des gènes de la beauté existaient, elle était loin d'en avoir hérité !
A côté de la grande perche dégingandée qu'elle était alors, Pandora rayonnait.
Elle était plus que belle...
Elle était LA lumière...
Son éclat était tel qu'il anéantissait tout ce qui aurait pu paraître simplement charmant chez sa fille. Quant au commentaire assassin accompagnant la photo, il était suffisamment explicite :
l'adolescente qui partageait le quotidien de la Divine ne pouvait être son enfant ...
... « Dieu n'a pas voulu qu'une telle beauté puisse un jour se faner »...
Alice réprima un rire nerveux en entendant le ton lénifiant du prêtre.
Pandora aurait eu cinquante deux ans dans une semaine, et effectivement, sa beauté avait été loin de se flétrir !
Chaque jour qui passait , paraissait au contraire la rendre plus éclatante, comme si le temps lui-même avait renoncé à la saccager.
Lorsqu'elle l'avait découverte dans son boudoir, le corps recroquevillé sur son fauteuil crapaud, l'aura qui accompagnait toujours sa silhouette ne l'avait pas encore quittée.
Seule la fixité du regard, avidement tourné vers la psyché qui trônait au centre de la pièce, proclamait qu'elle n'était plus.
Alice était restée immobile quelques minutes, à contempler les moindres recoins de ce réduit minuscule, où des années durant, sa mère s'était enfermée.