Avec une précaution presque religieuse, Anne posa sur la coiffeuse le seau à champagne contenant la bouteille étiquetée « Clos d'Ambonnay 1985 », la plus belle de ses flûtes en cristal destinée à recevoir le divin nectar, et le petit flacon doré qui avait coûté à lui seul une véritable fortune.
Puis elle se tourna vers le somptueux miroir accroché au mur, dont le cadre d'ébène se détachait comme une larme sombre sur la blancheur virginale de la pièce, et s'en approcha avec lenteur.
Anne détestait l'image que lui renvoyait son miroir :
les premières marques de la vieillesse qui commençaient à investir sa chair de manière subtile mais irréversible, affirmant envers et contre tous que sa lutte contre la fuite du temps était vaine.
La pâleur de son teint qui n'avait plus rien de délicat mais témoignait de la fatigue qui infiltrait sournoisement ses os.
les trop nombreuses atteintes de l'âge qui s'imprimaient çà et là, dans le creux de tous ces plis mensongers qu'elle choisissait d'ignorer parce que l'acceptation de leur existence ressemblait à une défaite.
Non, elle n'aimait plus son corps qui la trahissait sans vergogne et lui rappelait que les dés étaient depuis longtemps jetés.
Pourtant, ce n'était pas la perspective de la fin elle-même qui la contrariait : elle avait su dès l'enfance que la mort existait quelque part, au bout du chemin.
Ce n'était pas Elle qui la dérangeait vraiment, non...
Elle pourrait même la considérer comme une amie, venue la délester d'un trop lourd fardeau, s'il lui était donné de partir dignement, sans que les souffrances ne viennent gâcher ses derniers instants, ou que la déchéance morale ne lui arrache jusqu'au souvenir de sa propre existence.
La mort après tout, n'était qu'une face de la porte du devenir, son côté sombre .
Elle aimait se dire que si elle avait réussi à la franchir une fois, il ne devait pas être si difficile de la franchir encore, même si on ne se souvenait plus de ce qui nous attendait au delà.
Ce n'était donc pas le mystère de l'Après qui la perturbait, elle avait d'ailleurs toujours eu un faible pour les énigmes, et celle-ci était sans doute la plus importante de toutes, mais la sournoise violence qui accompagne les dernières années de la vie, quand le corps entame sa lente dégradation.
Ses traits devenaient chaque jour plus imprécis, plus flous (ou plus mous si l'on se voulait cruel) comme si le Grand Dessinateur commençait à en gommer les contours, pressé d'effacer un modèle qui ne l'amusait plus.
Avait-elle été un modèle intéressant pour qu'il daigne lui accorder tant de temps ?
Lorsqu'elle feuilletait l'album de ses souvenirs, les photos jaunies lui rendaient témoignage : même s'il ne s'agissait que de clichés maladroits, pris au hasard de vacances passées en famille, à la mer ou à la montagne, ils restaient imprégnés d'une grâce évidente.
Car sa beauté n'avait jamais rien eu de tapageur mais avait plutôt consisté en une sorte d'aura de séduction, subtilement diffusée par l'eau claire de son regard et le sourire mutin qui retroussait ses lèvres.
A plus de soixante ans désormais, il lui en restait encore quelque chose de fugace, quand ses yeux accrochaient la lumière ou que sa bouche retenait un éclat de rire ...
S'il n'y avait eu que cette lente déliquescence physique, elle aurait peut-être pu s'y faire.
Après tout elle était entourée de bien d'autres corps vieillissants, ceux de ses amis, de ses proches, qui avaient la bonté, ou la politesse, de la précéder sur ce chemin bordé de ruines.
Oui, elle aurait su faire face : avec une bonne dose d'humour et pas mal de dérision, elle se serait moquée de ces imperfections naissantes.
Jouant de sa nouvelle fragilité, elle en aurait peut-être même profité pour s'appuyer un peu plus qu'il n'aurait fallu sur ses enfants, afin de réveiller leur amour, en suscitant juste ce qu'il fallait d'inquiétude à son sujet :
il pouvait être agréable de leur rappeler que vivre n'est pas synonyme d'éternité...
Mais la profanation opérée par Dame Vieillesse ne se limitait plus à son corps, depuis peu elle envahissait aussi son esprit.
C'était une faiblesse insidieuse qui grignotait sa joie de vivre, arrachait une à une ses pensées pour les disperser aux quatre vents et lui donnait l'impression d'être déjà jetée au bord du chemin, comme si elle n'appartenait plus tout à fait à ce monde et que la route de la Vie, fréquentée par tant de contemporains indifférents, la poussait lentement vers une voie secondaire, où l'oubli jetait ses voiles...
Anne n'aimait plus son image et ne voulait pas devenir comme ces beaux coquillages qui s'échouent sur les plages mais dont la carapace ne contient que le vide et l'absence.
Non, elle ne deviendrait pas cet esprit égaré enfermé dans une coquille ballottée par le ressac d'une existence devenue chaotique...
S'éloignant du miroir, elle se dirigea vers l'armoire où était suspendue une somptueuse robe de soie verte et l'enfila.
C'était celle qu'elle préférait entre toutes car elle lui rappelait une nuit où elle avait dansé inlassablement, au bras du plus bel homme qu'elle eut jamais rencontré.
Ce n'était pas cet homme dont elle voulait se rappeler, bien sûr que non.
C'était un bellâtre sans plus de cervelle qu'un oiseau, et les oiseaux elle ne les aimait que lorsqu'ils se parent de véritables plumes.
Non, ce qu'elle voulait c'était retrouver un instant au moins, alors qu'elle mettait en marche sa sono et que s'élevaient les premières notes d'une valse, la griserie de sa jeunesse...
Alors qu'elle commençait à tournoyer lentement, elle saisit la coupe de champagne qui l'attendait sur la commode, y versa le précieux millésime en y ajoutant le contenu du petit flacon et la but d'un trait en fermant les yeux.
La porte se dressait devant elle...
Elle entrouvrit des yeux étonnés, le verre vide glissa de sa main.
Lorsqu'on la retrouva au petit matin, papillon lové dans son écrin de brocard vert, ses lèvres dessinaient un sourire sibyllin.