Il y a toujours eu du blanc dans mon existence, aussi loin que je puisse remonter...
Oh ! pas le blanc étincelant des cimes enneigées, ni celui du diamant qui reflète la lumière. Non, pas un blanc de cette sorte là. Plutôt le blanc des brumes. Celui qui voile, qui masque. Le blanc des petits matins frais qui noie les contours, estompe les formes et donne l'oubli...
Et du bleu : celui des coups qui heurtent l'âme, celui qui laisse de vilaines traces sur la peau rose...
Ma naissance ne fut qu'une parenthèse désagréable dans la vie de ma mère. Une erreur qu'elle s'est vite empressée de gommer. Un prénom et un nom donnés du bout des lèvres et qu'on a bien vite fait disparaître au profit d'un autre.
Car mon départ dans la vie a débouché sur un abandon : une autre forme de blanc, la disparition de la mère derrière le voile du silence.
Son silence et celui des autres : de l'Administration qui avalise la fuite, des parents adoptifs qui préfèrent l'oubli.
Alors j'ai eu droit à un autre nom et un autre prénom qui ont gommés les autres.
Il m'en est resté comme une sorte d'imprécision quant à mon existence.
Qui suis-je vraiment ? Que me reste t-il de cette première identité ? Un nom et un prénom sur une page blanche, ignorés pendant des années, redécouverts par hasard, dans un dossier caché au fond d'une armoire.
Le blanc omniprésent des cases non remplies : âge de la mère, résidence de la mère, profession de la mère...
Et rien sur le père. Bien sûr. Le père se résume à un seul mot dont l'encre noire remplit une seule case, plus pesante encore que les autres :
« inconnu »...
l'omniprésence du Vide matérialisée en deux syllabes si révélatrices.
In- connu= qu'on ne connaît pas.
Parce qu'il l'a désiré ou parce que ma mère n'a pas voulu révéler son nom ?
L'une ou l'autre option ouvre sur le néant.
Mais il y aura un nouveau nom, celui qui va avec une nouvelle existence dont on pourra remplir toutes les cases, bien proprement, comme tous les enfants sages.
Ceux qui ont une vie remplie de rose, de vert et de jaune...
Ceux qui ont des ancêtres et des racines bien à eux, qu'on ne leur a pas prêté, qu'on a pas eu besoin de leur donner, puisqu'ils les connaissent...
Ah, la connaissance des origines !
ça semble si ordinaire, si banal, qu'on peut se permettre de les oublier, de les contester et même de les renier, si l'on veut ( le comble de la délectation) quand on la possède.
Encore faut-il l'avoir cette connaissance, sinon on démarre dans la vie en étant amputé.
Ne rien connaître, vivre avec tous ces blancs, ça ne s'apprend pas d'emblée.
Même quand on a la chance d'avoir une nouvelle famille, qui vous aime mais vit dans la peur que l'autre, la vilaine, la mère indigne, un jour se manifeste avec des regrets et peut-être un regain d'amour à offrir, finalement...
Alors tout le monde cache, ment, au sein de la jolie famille de rechange : les documents qui relatent l'adoption disparaissent, la parole se déguise.
- On n'évoquera plus jamais cette désagréable histoire, n'est-ce pas ma chérie?
Oui maman, bien sûr, on n'y fera plus jamais allusion.
Il faut oublier ce qui pourrait faire mal, ce qui pourrait rompre le fragile équilibre sur lequel se construisent les nouveaux liens.
Pour ménager les nerfs, pour libérer l'esprit.
Mais construire en blanc, sur des omissions, sur le secret, c'est construire sur du sable.
Il se glisse dans les moindres interstices de l'esprit, s'insinue dans les pensées, ronge la conscience du Soi.
Où peut-on se situer lorsque le moindre faux pas peut entraîner la chute de tout l'édifice qu'on a si laborieusement construit ?
Je suis une nouvelle identité, pas une nouvelle personne.
Je suis une enfant mutilée.
Mais je serai sage, j'apprendrai à devenir cette autre que vous voulez que je sois.
Jusqu'au jour où je pourrai ouvrir ces barreaux derrière lesquels vous m'enfermez.
Je n'oublierai pas.
Un jour je saurai, car il n'existe nul secret qui ne puisse être découvert.
Pourvu qu'on ait assez de patience...