WATERY

Dove

Dove. Un prénom absolument ridicule. Franchement, on se demandait bien pourquoi et comment des parents pouvaient choisir un patronyme aussi humiliant. Surtout pour un garçon. Dove. Colombe. Un crétin de pigeon blanc, quoi. Et une marque de savon de surcroît.

Le jeune homme grimaça en gribouillant d'un air absent sur un coin quadrillé du carnet de comptes. L'aiguille de la pendule accrochée au mur et rythmée de ses tic-tacs incessants indiquait qu'il faudrait compter encore vingt-cinq minutes avant de passer à l'heure suivante. Comme pour le narguer, le silence comptait silencieusement chaque secondes, les appuyant et les étirant pour mieux le faire mariner dans son ennui.

Les cercles concentriques esquissés sur le cahier formaient des 8 hésitants, qui se répétaient à l'infini les uns dans les autres. Merde. Pour un peu, il aurait aimé être embêté par une mouche suffisamment stupide pour se promener sous son nez. Sous le meuble, il gardait secrètement une tapette à moustiques électrique achetée par son oncle aux Antilles. La seule personne qui le considère comme une entité, quelqu'un d'entier, vivant, un garçon comme tant d'autres. Comme ce qu'il était, ou du moins, comme il voulait être.

Depuis toujours, s'appeler ainsi l'amenait à subir des moqueries, d'autant plus qu'il avait longtemps été d'apparence chétive. Et même si aujourd'hui son physique s'était arrangé, il avait gardé une taille peut-être trop mince pour un jeune adulte de 21 ans. Dernier né d'une famille de cinq enfants, il avait toujours été le petit chouchou. Surprotégé, il n'avait jamais vraiment eu la possibilité de s'épanouir avec des amis en faisant cascades, jeu de policier-voleur, skate ou roller... Et le résultat : il n'était pas aussi robuste que d'autres. Lorsqu'il allait encore au collège ou au lycée, il avait la réputation de l'élève calme et bûcheur, le coincé qui reste dans son coin. Pourtant... au fond, Dove avait des projets, de grands projets qu'il n'osait pas exposer à ses parents. Alors, à vingt ans, il était encore là à aider au drugstore familial bien qu'il rêvât de devenir auto-entrepreneur, webdesigner, tiens pourquoi pas, de s'envoler pour l'étranger et découvrir le plus de cultures possible, et puis, surtout, réaliser des actions humanitaires contre la faim dans le monde. Exactement ce dont le préservaient ses proches. Trop contraignant, trop risqué, des maladies exotiques à la pelle, leur bébé loin d'eux, seul,... Et Dove étouffait dans cette cage en coton qu'on continuait à filer autour de lui, avec juste l'envie de se donner bonne conscience.

Il aurait voulu connaître l'extérieur.

Son père était un « homme de la vie », comme il se qualifiait souvent lui-même. Issu d'une famille pauvre, c'était sans diplôme, sans formation, sans éducation digne de ce nom qu'il avait bâti sa route ; et ce drugstore dont il était le propre patron était la preuve de sa réussite, la récompense ultime de son long cheminement sur des parcours incertains et hors des sentiers battus. Sa mère quant à elle venait d'une famille aisée, avait appris le catéchisme avec assiduité, rêvait d'être professeur de langues pendant sa scolarité dans un internat triste comme la mort et avait fini par s'enfuir avec le jardinier intérimaire dont elle était tombée amoureuse. Bref, Dove avait droit à des parents à l'histoire aussi rocambolesque que difficile. La débrouille semblait être la règle d'or de la famille. Débrouille-toi pour devenir un homme comme il faut par tes propres moyens. Sauf qu'après avoir vu leurs deux premiers fils virer soldat et animateur de cirque, après avoir vu le troisième adhérer au Parti Communiste, ils avaient décidé de revoir l'encadrement de ceux qui leur restait. Et Dove demeurait donc confiné dans cette boutique à l'odeur médicamenteuse.

-Dove ! Après tu n'oublieras pas d'annuler la commande des crèmes s'il te plaît ! Je me débrouillerai ensuite pour changer de fournisseur mais en attendant il vaut mieux éviter de vendre des produits de beauté allergènes...