JEAN RACINE ***
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JULES LEMAÎTRE
JEAN RACINE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
PREMIÈRE CONFÉRENCE[1]
SON ENFANCE.--SON ÉDUCATION
Pourquoi vous parlé-je cette année de Racine? Tout simplement parce que c'est Racine qu'on m'a le plus «demandé», et que, d'ailleurs, cela ne me déplaisait point.
Je pourrais vous dire aussi qu'ayant étudié Jean-Jacques Rousseau l'an dernier, j'ai cherché un effet de contraste: Racine, traditionaliste; Rousseau, révolutionnaire; Racine, catholique français, monarchiste; Rousseau, protestant genevois, républicain; Racine, artiste pur; Rousseau, philosophe et promoteur d'idées... Mais ce parallèle, suggéré par un hasard, serait fort artificiel, et j'aime mieux vous avouer qu'il y a peu de rapports, sinon antithétiques, et encore pas sur tous les points, entre les deux personnages (quoiqu'il y en ait peut-être entre _la Nouvelle Héloïse_ et le théâtre de Racine, père indirect du roman passionnel).
Ce qui est sûr, c'est que je suis content de n'avoir plus à examiner et à juger les idées. Dans l'art pur et dans la connaissance des âmes et des moeurs,--qui fut une des occupations du XVIIe siècle,--on peut arriver à quelque chose de solide et de définitif: dans la philosophie ou la critique ou les sciences politiques et sociales, je ne sais pas. Il y a tel écrivain du XIXe siècle qui vous paraît peut-être plus intelligent que Racine, ou qui, du moins, a su plus de choses que lui, et qui, en outre, s'est donné des libertés sur des points où Racine s'est contenu et abstenu. Mais, au bout du compte, si les philosophes et les critiques nous retiennent, c'est moins par la somme assez petite de vérité qu'ils ont atteinte que par les jeux--quelquefois ignorés d'eux-mêmes--de leur sensibilité et de leur imagination et par le caractère de beauté de leurs ouvrages. Oh! que je suis heureux que Racine n'ait pas été un «esprit fort», ce qu'on appelle vaniteusement un «penseur», qu'il n'ait été savant qu'en grec, et qu'il n'ait cherché qu'à faire de belles représentations de la vie humaine!
À cause de cela nous l'aimons aujourd'hui, je pense, plus qu'on n'a jamais fait.
Et cependant on l'a beaucoup aimé déjà au XVIIe siècle (aimé autant que haï). Il a eu pour lui, tout de suite, le roi, la jeune cour, et la plus grande partie de sa génération. Boileau et ses amis le préfèrent, secrètement d'abord, puis publiquement, à Corneille. La Bruyère écrit en 1693: «Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille lui soit préféré, quelques autres qu'il lui soit égalé.» Au XVIIIe siècle, tout le monde, à la suite de Voltaire, adore Racine, le juge parfait. Vauvenargues l'appelle: «le plus beau génie que la France ait eu». Cela dure longtemps, jusqu'aux romantiques. Ceux-ci exaltent fort justement Corneille: mais ils jugent Racine à travers l'insupportable tragédie pseudo-classique du XVIIIe siècle et de l'Empire,--qui, d'ailleurs, est plutôt cornélienne et dont Racine n'est pas responsable.
Aujourd'hui, je le répète, Racine est extrêmement en faveur. On l'aime plus que jamais, un peu par réaction contre le mensonge et l'illusion romantiques. Et en même temps, on peut dire que le romantisme, qui méconnaissait si niaisement Racine, nous a cependant aidés à le mieux comprendre et nous a incités à découvrir chez notre poète--fût-ce un peu par malice et esprit de contradiction--les choses même dont le romantisme se piquait le plus: pittoresque, vérité hardie, poésie, lyrisme.
Racine est, en effet, de ceux que l'on «découvre» toujours davantage. C'est pour cela que beaucoup ont commencé par ne le goûter que modérément, et ont fini par le chérir. Tel Sainte-Beuve, qui le traite fort strictement dans ses premiers articles, mais généreusement et magnifiquement dans son _Port-Royal_. Tel encore notre Francisque Sarcey. À ses débuts, Sarcey ne voyait en Racine qu'un orateur harmonieux, assez peu «homme de théâtre». À la fin, il le trouve aussi malin que d'Ennery.