1 - Une sale gueule de bois

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Sortir de La Boue vers six heures du matin était une bénédiction en cette saison. La plupart des marins n'avaient pas encore dégorgé des tavernes pour choper la marée, et les tanneurs ne sortaient pas avant l'aube. On pouvait espérer un air frais et un peu de silence. Mélania se leva sans bruit, en essayant de ne pas réveiller le mignon qu'elle avait repêché la veille au soir. Elle devrait bien le virer de son lit à un moment ou à un autre, mais pas maintenant, pas avant de dessoûler assez pour pouvoir se rappeler de son nom. Orosi ? Oroma ? Quelque chose dans le genre. Les Alendrains avaient toujours des noms à coucher dehors, à vous filer un sacré mal du pays si vous faisiez pas gaffe. Mélania enfila ces chausses et un justaucorps marron qui avait connu des jours meilleurs, par dessus lesquels elle mit sa bonne vieille veste de la 5e de Reco. Le cuir se craquelait aux coudes et l'insigne aurait eu besoin d'être ré-encré, mais il n'y avait pas mieux pour cacher ses lames. Deux dagues de vingt-cinq centimètres de long, en bon acier, avec la dose de métamagie qui allait bien pour leur permettre de pénétrer la carapace des plus solides golems. Ces deux bijoux valaient sans doute plus cher que la vieille masure dans laquelle elle logeait.

« — Tu peux abréger l'introduction ? Je suis en retard là. »

Ouais, faisons ça. Donc Mélania s'habilla,sortit, fit la gueule parce que la rue puait, comme d'habitude. En même temps, avec tous les cristaux qu'elle se faisait depuis qu'elle avait laissé tomber l'armée, elle aurait pu se payer mieux. Mais bon, c'est son problème hein. Elle laissa La Boue derrière elle et entreprit de faire passer sa gueule de bois en grimpant la colline vers La Pointe. On va pas vous faire un cours de géo là tout de suite, mais dites-vous que La Boue ce sont les pauvres, et La Pointe les riches. Parce que la Ville est construite autour de deux collines dont la plus au Nord pointe directement vers l'océan. Les citoyens les plus fortunés se sont donc accaparés les terres les plus en hauteur, écartées du vent, pendant que les religieux ont construit Le Fort sur la colline au Sud. Tout ces endroits portent des noms très anciens et très importants dans les documents officiels, mais personne ne les utilise jamais, parce que... Bah déjà parce qu'une bonne partie de la population est illettrée, ça doit jouer. Donc Mélania, ancienne lieutenante du 5e de Reco, héroïne de la guerre contre les golems, trente-deux victimes confirmées, blessée au combat, démobilisée et reconvertie dans le crime organisé, vit dans La Boue. Et son agent, l'excellent bien qu'un peu trop désœuvré Monsieur Lumière, crèche dans un confortable hôtel particulier de La Pointe, entre l'ambassade des Orcs du Loup et la maison du Contrôleur Principal des Impôts Royaux. Tout ça fait un peu beaucoup trop de majuscules, mais que voulez-vous, c'est le milieu qui veut ça. Oh, et tout le monde est au courant de la manière dont Monsieur Lumière gère sa fortune. Et tout le monde fait comme si de rien n'était. Quelle connerie.

Pour autant, Monsieur Lumière se doit de faire passer les apparences avant tout. C'est pourquoi Mélania entra par la porte de service, une manière élégante de désigner un tunnel qui prenait sa source dans une gargote bien gardée à mi-hauteur de la colline. Les murs étaient humides et on entendait les rats grouiller dans quelques accès qui devaient mener aux égouts. Oui, parce que tôt ou tard ce genre de plan finit toujours dans les égouts, alors autant s'y habituer tout de suite.

« — C'est pas l'originalité qui t'étouffe. »

Commence pas, toi, t'avais qu'à te réveiller à l'heure.

« — Eh bien, on voit qui s'est levé du pied gauche ce matin... »

Arrivée au bout du boyau, elle plaqua sa prothèse de bras gauche sur le montant et attendit que la magie fasse effet. Et s'y reprit à deux fois. Des mois qu'elle se disait qu'elle devait refaire les glyphes de son membre en bois. Les sensations étaient moins claires, la mobilité moindre. Mais trouver un métamage apte à travailler sur une prothèse vieille de cinq ans, dans le cercle dans lequel elle travaillait, c'était pas gagné.Lumière aurait sans doute pu la mettre en relation avec un membre assermenté de la guilde en un claquement de doigt, mais il était risqué de trop devoir à son agent. Même après toutes ces années,la confiance restait à construire. Surtout quand ce crétin vous envoyait avec toute une équipe d'orcs bien nerveux droit dans les pattes d'un peloton de la garde de retour de patrouille, parce qu'il avait été un peu léger sur les horaires. On ne travaillait pas comme ça, quand on était sérieux. Monsieur Lumière ne méritait pas la réputation de sérieux qu'il cultivait avec précision. Mais ces contrats payaient bien, ce qui était la seule chose qui comptait.

Une mission comme une autreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant