Règle Nº1

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J'aime bien les règles. Ça facilite la vie. Par exemple, celle qui interdit de tuer les gens. Elle est drôlement pratique, ça c'est sûr.
Une autre bonne règle, c'est: Tout ce qui monte finit toujours par redescendre. Comme les ballons d'hélium. Personne ne le sait, mais ce n'est pas écologique de lâcher des ballons d'hélium dans le ciel. Par exemple, aux mariages ou aux Jeux olympiques. Parce que, au bout du compte, ils se vident de leur gaz et paf ! ils redescendent. Parfois même dans l'océan, où les tortues de mer les mangent. Et s'étouffent avec.
Ce qui nous fait deux règles pour le prix d'une : Tout ce qui monte finit toujours par redescendre et Il ne faut jamais lâcher un ballon d'hélium dans le ciel
Les sciences suivent des tas et des tas de règles (comme celle de la gravité). Les maths aussi (comme cinq moins trois égale deux ; il n'y a pas à dire, c'est une règle). Voilà pourquoi j'aime les sciences et les maths. Avec eux, on sait à quoi s'en tenir. Tout le reste, en revanche, je ne suis pas fan. Parce que des règles, il n'y en a pas forcément pour tout.
Pour l'amitié, par exemple. Mis à part: Traite tes amies comme tu voudrais qu'elles te traitent.
D'ailleurs, celle-là, je ne l'ai pas souvent respectée. Comme tout à l'heure, lorsque ma meilleure copine Mary Kay Shiner et moi, on a préparé le glaçage à la fraise de son gâteau d'anniversaire.
D'abord je pense qu'il faut être folle pour mettre un glaçage à la fraise sur un gâteau d'anniversaire. D'autant que Mary Kay sait très bien qu'une de mes règles, c'est: Ne mange jamais rien de rouge. Même si ce glaçage-là était plus rose que rouge. Techniquement parlant, ça passait, donc. N'empêche.
Carol, la baby-sitter de Mary Kay, qui est aussi la dame à tout faire de la famille, nous aidait. Mary Kay n'arrêtait pas de se plaindre parce que Carol m'avait permis de lécher la spatule. Alors qu'elle-même venait de lécher le batteur, vu que c'était son anniversaire. Est-ce que je m'étais plainte, moi, de devoir me contenter de la spatule et de m'être en plus farci tout le boulot, comme ouvrir le sachet, le verser dans le bol et tout le tralala ? Non.
À neuf ans, on ne pleurniche plus comme un bébé parce qu'on ne nous donne pas la spatule à lécher.
Des fois, je me demande pourquoi je suis amie avec Mary Kay. La vraie raison, c'est qu'elle est la seule fille de mon âge à vivre du même côté que moi de la Grande-Rue, que je n'ai pas le droit de traverser sans être accompagnée d'une grande personne, depuis qu'un garçon a été écrasé par une voiture alors qu'il faisait du skateboard.
À propos, ça me fait penser à une autre règle : Porte toujours un casque quand tu fais du skate parce que si une voiture te renverse, ton crâne explosera et des enfants comme moi passeront leur temps à attendre que la voie soit libre pour traverser la rue afin de chercher les bouts de ta cervelle que l'ambulance aura oubliés dans les haies.
Bref, je léchais la spatule, et Mary Kay piaillait:
- Elle en a eu plus que moi! J'en veux aussi!
Je ne sais pas ce qui m'a prise. Je crois que j'en avais assez d'entendre Mary Kay pleurer. Cette Mary Kay, elle ne connaît pas sa chance. Après tout, elle a une baby-sitter qui est aussi la dame à tout faire de la maison et qui lui cuisine un gâteau pour qu'elle fête son anniversaire à l'école. Chez moi, on n'a pas de baby-sitter qui est aussi une dame à tout faire, et personne n'a le temps de cuisiner des gâteaux, parce que mes parents travaillent tous les deux. Donc, pour mon anniversaire à moi, j'ai été obligée d'apporter des gâteaux achetés à l'épicerie du coin, et Scott Stamphley a décrété qu'ils avaient un goût chimique.
En plus, les parents de Mary Kay lui offrent tout ce qu'elle veut, comme un hamster dans sa jolie cage. Tout ça parce qu'elle est fille unique. Et qu'ils ont les moyens, eux. C'est peut-être pour ça que j'ai tendu la spatule et que j'ai dit:
- Tiens, Mary Kay !
C'est peut-être parce que j'ai pensé qu'elle avait un animal, elle, un hamster (Caramel) dans sa jolie cage, alors que moi, je n'ai qu'un chien (Marvin), et en plus je dois le partager avec ma famille. Quand elle a mis la spatule dans sa bouche, je tenais encore la manche. Oui, c'est sûrement pour ça que je l'ai enfoncée. Un peu. Pas beaucoup. C'était une farce. Une farce d'anniversaire.
Bon, d'accord, ce n'était pas très gentil de ma part. Mais, je voulais juste lui donner une bonne leçon. Pour lui apprendre à être aussi partageuse. En rigolant, quoi. Sauf que j'aurais dû me douter que Mary Kay ne le prendrais comme ça. À la rigolade. J'aurais aussi dû me douter qu'elle allait se mettre à pleurer, pour de bon cette fois ci, parce que la spatule lui était entrée au fond de la gorge.
Mais rien qu'un tout petit peu. Elle lui a chatouillé les amygdales. Rien de plus. Sûrement.
N'empêche. Voilà qui n'était pas traiter tes amies comme tu voudrais qu'elles te traitent. Et c'était entièrement de ma faute.
Je me suis excusée un bon milliard de fois, mais Mary Kay n'arrêtait pas de sangloter, alors je n'ai pas eu le choix: je suis rentrée à la maison et je me suis assise dans la brouette qui est au garage en me répétant que c'était de ma faute, que je n'avais pas respecté la seule règle de l'amitié qui existe (et que je n'ai pas inventée).
En même temps, je ne pouvais pas m'empêcher de penser que Mary Kay n'avait pas respecté une règle importante aussi. Ma règle à moi qui dit : Ne mange jamais rien de rouge (et ne choisi surtout pas cette couleur pour le glaçage de ton gâteau d'anniversaire si ta meilleure copine déteste la fraise). Bon, d'accord, je suis un peu obligée de reconnaître que le glaçage était drôlement bon; il avait plus le goût de la vanille et du colorant alimentaire rouge que la fraise. Que je déteste.
Mais bon, le plus grave c'était de ne pas avoir respecté cette règle : Traite tes amies comme tu voudrais qu'elles te traitent. Parce que, bien sûr, moi, je n'aurais voulu pour rien au monde que quelqu'un m'enfonce une spatule dans la gorge. Même un tout petit peu. Je méritais amplement que Mary Kay ne soit plus ma meilleure copine. Parce que je ne respectais pas du tout les règles pour l'amitié.
C'est là que j'ai compris. Je devais les écrire. Les règles. Parce qu'il y en a tant et tant que, des fois, j'ai du mal à me les rappeler toutes. Alors que c'est moi qui les invente.
Bref, près du carton où sont rangées les décorations de Noël, j'ai trouvé un carnet à spirale dans un autre carton (celui marqué fournitures scolaires). Ensuite, avec un des marqueurs indélébiles dont maman se sert pour écrire sur ses outils d'amélioratrice de nos conditions de vie domestique (elle nous a interdit, à nous les enfants, de les utiliser, sauf que, là, il y avait urgence, et elle comprendrait), j'ai rédigé sur la couverture: LES RÈGLES POUR FILLE D'ALLIE PUNCHIE.
J'ai ajouté Pas touche si tu es un garçon, parce que j'ai deux petits frères qui n'arrêtent pas de fouiller dans mes affaires. Je ne tiens pas à ce qu'ils connaissent mes règles. Si ça les intéresse tant que ça, ils n'ont qu'à inventer les leurs. Je m'étais réinstallée dans la brouette et j'étais en train de rédiger la règle sur le casque obligatoire quand on fait du skate dans la Grande-Rue lorsque j'ai eu la surprise de voir arriver Carol. Elle m'a demandé de revenir chez Mary Kay. Qui pleurait encore plus depuis que j'étais partie. Carol a précisé que la luette ou les amygdales de Mary Kay n'avait rien de grave.
Je suis donc sortie de ma brouette et je suis retournée chez Mary Kay, même si je n'en avais pas très envie. J'ai cédé uniquement parce que c'est comme ça que se comportent les amies. Une fois là-bas, Mary Kay m'a serrée dans ses bras. Elle m'a dit qu'elle me pardonnait, qu'elle savait que ce n'était qu'un accident. Ça m'a fait plaisir que Mary Kay me pardonne. En secret, ça m'a aussi mise en colère. Évidemment que c'était un accident! C'est vraiment pénible d'avoir pour meilleure copine une fille aussi délicate que Mary Kay. Avec elle, il faut toujours que je fasse super attention à ce que je dis et à ce que je fais (par exemple effleurer par hasard sa luette avec une spatule), parce qu'elle est enfant unique, et qu'elle a l'habitude qu'on fasse ses quatre volontés. Quand on ne fait pas ses quatre volontés, elle se met à pleurer. Par exemple, quand on joue aux lions (son jeu préféré, mais pas le mien du tout, parce que le mien c'est les détectives, sauf qu'on n'y joue jamais) et que, pour changer je lui demande d'être le lion parce que j'en ai marre de me brûler les genoux sur la moquette à force de ramper et d'être de corvée de chasse et que j'aimerais bien moi aussi rester allongée avec les mignons lionceaux (même si, la vérité, c'est que ce sont les lionnes qui chassent, pas les lions. Je le sais parce que je lis des tas et des tas de livres sur les animaux), elle se met à pleurer.
Ou si c'est moi qui ai le droit de lécher la spatule alors qu'elle l'a veut. N'empêche, je lui ai montré mon carnet, celui dans lequel j'écrivais les règles. Je me disais que, si elle les voyait, elle essaierait peut-être de les suivre. Pour une fois.
Surtout celle-ci: Traité tes amies comme tu voudrais qu'elles te traitent.
Avant, je lui ai fait jurer de n'en parler à personne. Je lui ai expliqué que j'allais cacher mon carnet dans un endroit spécial entre les lattes de mon lit pour que mes frères ne le trouvent pas. Comme ça, j'ai pensé, ça lui donnerait encore plus envie de le lire.
Sauf que ça n'a pas fonctionné. Elle a regardé ailleurs et m'a demandé si je voulais jouer aux lions. C'est dommage. Mary Kay aurait drôlement besoin de se renseigner sur les règles de l'amitié.
Il serait temps que je me dégote une nouvelle meilleure copine, je crois. Une qui ne fondra pas en larmes à tout bout de champ. Ça me changerait.
C'est marrant que j'aie pensé ça d'ailleurs, parce que, le soir même, quand je suis rentrée chez nous, maman et papa nous ont parlé du déménagement.

Le carnet d'AllieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant