Chapitre 2 : Granny Li

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Cela fait trois jours, en comptant aujourd'hui. Trois jours. Trois jours que notre supérieure en chef, Mme Jean est partie. Parce que oui, elle est partie. Je ne me le pardonnerais jamais. Comment ai-je pu, ne serait-ce qu'une seule fois, laisser cette idée effleurer mes pensées ? Le fait d'avoir blessé profondément une femme dénuée de sentiments, dépourvue de pitié et possédant une cruauté hors normes, fait-il de moi une justicière ?

Le proverbe « Il faut savoir emprunter la voie du mal pour réussir à faire le bien » me trotte dans la tête plus que jamais. J'essaie de me convaincre, au prix de nombreux efforts, que j'ai uniquement rendu justice, vengé Orsay, les enfants, et toutes les nombreuses victimes de la cruauté de cette femme. Jeanne et Astrid m'aident à surmonter ce cas de conscience. Elles m'expliquent et me répètent jours et nuits que j'ai fait ce qu'il fallait. Les enfants m'aident aussi involontairement, puisque d'une certaine manière, ce sont eux qui me font apprécier l'absence de Mme Jean. Les voir heureuses et libres de son emprise autoritaire me réchauffe le cœur.

Après l'issue tragique du combat qui me hante aujourd'hui, les enfants ne savaient comment réagir. Personne n'osait sortir pour aller expliquer aux Specials l'étendue de dégâts. Astrid et moi avons traîné le corps endormi de la supérieure dans un recoin, près de l'atelier de boxe, au cas où il lui prendrait l'envie de se venger lorsqu'elle émergerait de son sommeil.

Nous sommes donc restés dans la salle d'entraînement, et avons discuté le reste de la matinée, échangeant dans la bonne humeur nos pires expériences en rapport avec l'horrible surveillante. Tandis que Jennifer nous racontait les périples de son anniversaire gâché par une punition cruelle (nettoyer avec une brosse à dent et du savon toutes les vitres de l'établissement), Emma surenchérissait en nous parlant des expériences traumatisantes qu'elle avait endurées dès qu'elle souillait ses draps la nuit, ce qui déclenchait souvent l'hilarité générale. Les filles étaient toutes plus ravies les unes que les autres. Je m'étais rarement sentie aussi heureuse que ce matin-là.

J'étais épuisée, mais l'esprit d'équipe et la solidarité de mon groupe d'amies m'a maintenue à la surface. Nous continuions à bavarder gaiement. Puisque personne ne possédait le droit de rentrer dans notre salle, nous étions tranquilles et à l'abri des menaces comme les Specials. J'aurais voulu que ce moment dure éternellement. Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin, et bientôt, l'heure d'aller déjeuner sonna. Traînant des pieds, nous entreprîmes de traverser les couloirs sombres et déserts pour nous rendre au réfectoire, vide, bien entendu. La plupart des enfants se rangea devant le bureau de Mme Li, la seule adulte qui n'inspire pas la peur ou le mépris dans l'établissement.

Cette femme est considérée par les enfants comme notre « grand-mère » à toutes, on la surnomme Granny Li. C'est une dame assez âgée, mais adorable et tolérante. On devine facilement ses origines asiatiques à travers ses yeux bridés, et sa peau claire. Je ne l'ai jamais vue ailleurs qu'à son bureau en bois massif, lui-même surchargé de bricoles, d'objets ramenés des quatre coins du monde, de gri-gris tous plus mignons les uns que les autres, ainsi que de biscuits et de gâteaux aux pruneaux infects qu'elle grignote et distribue pour passer le temps.

Ce bureau est situé à l'entrée du réfectoire, quelques mètres avant la rampe qui nous permet de poser nos plateaux légers, portant seulement un verre d'eau, une miche de pain sec et des pois chiches sans saveur dans la plupart des cas. Granny Li est chargée de vérifier sur une liste vieille comme le monde que personne ne manque à l'appel pour le déjeuner. Cette liste est aujourd'hui encore un véritable mystère. Personne n'a jamais réussi à la lire complètement, mais les rares qui l'ont aperçu de près nous ont raconté que de nombreux noms étaient barrés, raturés ou effacés de la liste.

Cette fois-ci, Granny Li n'était pas là. Son bureau était vide. Sa chaise, recouverte de coussins et de couvertures d'ordinaire occupés par le postérieur de cette mamie gâteuse, était vacante. Les nombreux papiers éparpillés sur son bureau laissaient penser qu'elle s'était absentée un instant, mais qu'elle comptait revenir rapidement. Si elle n'avait pas été assise sur cette chaise les dix dernières années, c'est sans doute ce que nous aurions cru. Mais elle ne pouvait pas s'être seulement absenté l'espace d'un instant.

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