Jacques partage son petit-déjeuner avec moi ce matin. Le temps est gris, je suppose qu'il va pleuvoir dans peu de temps. Il est encore tôt, les clients viennent et repartent au gré de leurs horaires. Je préfère travailler aux aurores. Les habitants de Collioure prennent leur café. Ils sortent des bras de Morphée, discutent tranquillement. Le soir, c'est tout autre chose. Ils viennent surtout pour se vider la tête, boire de l'alcool. Cela me rappelle trop une période d'excès douloureuse.
— Pardonne-moi de ne pas t'avoir prévenu pour Armand, déclare mon patron, me sortant de mes pensées.
Je tourne la tête vers lui. Ses mains ridées tiennent fermement sa tasse de café fumante. Une assiette remplie de miettes rappelle le croissant qui a fait office de déjeuner.
— Tu n'as pas à t'excuser pour ça, réponds-je doucement.
— Je n'ai pas apprécié son comportement et je ne me suis pas gêné pour le lui dire. Je voulais que tu le saches.
— Merci, j'apprécie vraiment ce que tu fais pour moi. Je ne sais pas où j'en serais sans toi.
Je me souviens qu'au début, je peinais à le tutoyer. J'ai mis plusieurs mois avant d'y parvenir. Nous ne nous entendions pas toujours et il nous est souvent arrivé de nous disputer. Je m'excusais constamment. Je savais qu'il représentait ma seule chance, l'unique main tendue que j'aurais. Je ne pouvais pas me permettre de la gâcher sous prétexte que j'ai un caractère pas forcément facile à supporter. Je me sentais trop reconnaissante. À chaque conflit, il prétextait que nous étions tous les deux responsables.
J'avais rencontré Ambre un après-midi où il avait organisé un repas de famille au Passe-Temps en l'honneur de l'anniversaire d'une tante. Il m'avait quasiment obligée à m'installer avec eux alors que je ne connaissais personne. Je n'y avais pas ma place. À ce moment-là, je me suis retrouvée assise à côté de sa petite fille. Depuis, nous cultivons une amitié forte.
— Arrête de me remercier, soupire-t-il avec un geste évasif de la main.
Je lève les yeux au ciel. Il refuse d'admettre qu'il m'a sauvé la vie. Il aurait pu me laisser me débrouiller seule, après tout. Même s'il déteste cela, je lui rappelle souvent ma gratitude à son égard.
— Comment te sens-tu ? me demande-t-il soudainement très sérieux.
— Ça va, je suppose.
— Tu supposes ? s'inquiète-t-il.
— Ça ira mieux plus tard, le rassuré-je.
— Quand ça ? insiste-t-il, l'air concerné.
Me levant, je range ma tasse et mon assiette dans le lave-vaisselle en pensant faire distraction. Toutefois, lorsque je retourne à ma place, il attend ma réponse de pied ferme.
— Je n'en sais rien. Il était dans ma vie depuis un moment, je ne peux pas espérer oublier tout cela en quelques jours.
Il acquiesce, l'air compréhensif. Puis il reste silencieux, contemplatif de son café. Ce vieil homme incarne cette figure paternelle qui m'a toujours manquée.
J'observe la salle. Certains ont rapproché des tables pour pouvoir discuter plus aisément. D'autres se sont installés face à la falaise avec pour seule compagnie un livre ou le journal. Le monde s'éveille doucement.
— Je me chargerai du service ce soir, avec Marjorie. Prends un peu de temps pour toi, tu en as besoin Rosalie, affirme finalement mon patron.
— Non, je peux gérer. Tu m'as déjà donné mon week-end.
— Je n'en doute pas. Arrête de t'inquiéter à chaque fois que tu prends quelques jours de congé. On ne renvoie pas Rosalie Moreau comme ça, me sourit-il avant de se lever. Tu peux partir vers cinq heures, ne t'inquiète pas.
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Avec ou sans sucre ?
RomanceRosie, serveuse au Passe-Temps, cherche à vivre avec les fantômes de son passé, malgré l'apparition d'Ayden, un client au comportement énigmatique. *** Difficile de se construire une existence paisible lorsqu'on a surmonté l'abandon de ses parents...