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Ses cheveux courts sont plus noirs que les nuits d'hiver. Sa peau laiteuse parsemée de taches de rousseur pâles au niveau du nez et des épaules recouvre son corps maigre évoquant celui d'un oisillon tombé du nid. Sous son uniforme, on décèle le menu de ses courbes, le saillant de ses hanches, de ses épaules, de ses omoplates et de ses coudes ainsi que le creux noir de son ventre lorsqu'elle adopte une position légèrement recroquevillée, comme si son dos fragile pouvait la protéger des tourments qu'elle a subi, qu'elle subit et qu'elle subira encore un bout de temps.

Tel est le physique dont est dotée Adèle Picard. Cependant, ce n'est pas sous ce corps frêle et maigrelet que je l'ai véritablement connue; non, pour moi, cette fille que l'on pourrait qualifier de banale est un livre noir, sans prétention ni ornements grotesques; un livre à son image, en somme. Froid, sombre, dont la couverture cache des blessures encrées et insoupçonnables.

Ce livre n'est pas n'importe quel livre. C'est son livre. Celui où elle enfouit ses peurs, ses doutes, ses moments de désespoir. Certains le qualifieraient du sobriquet ''journal intime'', mais cette formulation, puérile selon moi, n'est pas tout à fait exacte. Ce cahier, je l'appellerais Adèle. Le cahier d'Adèle.

Quoi qu'il en soit, ces histoires de formulations ne sont que débats inutiles. Le fait est que, sans le cahier, cette histoire ne se serait jamais produite. Je la dois à Adèle. Je la dois à un oubli fatal de sa part, d'un sac ouvert et d'un professeur impatient. Cette histoire...

Ou plutôt, l'histoire du cahier d'Adèle.

« Monsieur... Puis-je aller me nettoyer? » La voix d'Adèle tremblota vers le dernier mot, mais son visage était parfaitement impassible. Entre ses doigts gouttaient l'encre du stylo explosé que Raphaël, son voisin de table, lui avait jeté à la figure alors que le professeur avait le dos tourné. Un sourire satisfait ourlait maintenant les lèvres du jouvenceau, qui ressemblait bien plus à un gamin à cet instant. Adèle n'avait rien fait pour échapper à son attaque enfantine. Jamais elle ne se débattait, à présent. Jamais elle ne portait plainte, non plus. Pourquoi? Je ne saurais le dire.

Notre illustre mais ô combien détesté professeur de sciences, Mr Lywret, griffonna encore quelques mots au tableau, rampant vers le point final, avant de se retourner en époussetant ses doigts blanchis par la craie. Il promena un regard qui se voulait sévère sur la classe avant de l'arrêter sur l'intéressée - en l'occurrence, Adèle. Il la toisa de haut en bas, notant son visage et ses mains tachées d'encre, et jeta un œil à sa montre avec un soupir. « Vas-y, finit-t-il par dire.

- Merci. » Adèle se leva avec précautions pour ne pas tacher son bureau, et quitta la classe, actionnant tant bien que mal la poignée. Personne ne vint lui offrir son aide. Finalement, l'adolescente disparut de nos champs de vision, et Mr Lywret reprit son cours, non sans pester contre la bêtise des jeunes. « Je vous jure... », osa-t-il même marmonner avant de continuer sa leçon. « Donc, retournons à nos moutons, ajouta-t-il pompeusement. Je disais... »

Le pauvre professeur n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Alors que la cloche sonnait, tous les élèves bondirent sur leurs pieds et quittèrent la salle d'un seul mouvement, effectuant au passage un vacarme épouvantable. Ils étaient maintenant libres; du moins, libres jusqu'au premier et dernier cours de l'après-midi, dans une heure et demi. Tentant de se faire entendre par dessus la marée d'élève qui quittaient la classe, Mr Lywret cria vainement; « N'oubliez pas! Les pages quatre et cinq de votre document pour le prochain cours! » Malheureusement pour lui, nul ne sembla l'ouïr.

N'ayant pas préparé mes affaires à l'avance, je les rassemblai rapidement. Après, je les jetai sans ménagement dans mon sac - pourquoi prendrais-je soin d'un cahier de sciences qui finira aux poubelles de toute façon, à la fin de l'année? Le professeur de sciences intercepta néanmoins mon mouvement. « Anna! Puisque tu es la dernière à être dans la classe, vas donc porter à Adèle ses affaires. Je dois fermer la classe pour la fin de semaine. Dépêches-toi! »

J'ouvrais la bouche pour répliquer quand mon professeur de plus en plus détesté me tourna le dos, me signifiant clairement que je n'avais pas à répondre. Maussade, je pris mon sac sur mon épaule avant d'attraper sans ménagement celui d'Adèle. Il pouvait toujours me forcer à emporter ses affaires, mais pas à lui redonner. Adèle cherchera sans doute longtemps ses choses, se demandant où diable avait-t-on pu les emporter.

Alors que je m'apprêtais à quitter la classe, un heurtement sourd derrière moi me laissa deviner que j'avais laissé tomber quelque chose. Je pivotai donc et aperçut pour la toute première fois le cahier d'Adèle.

Sa page couverture était noire unie, tout simplement. Les coins de ce qui me semblait être un livre étaient un peu abîmés. Aucun dessin ou motif n'ornait le cahier, rien, seulement le noir abyssal. Lentement, je pris le carnet et l'ouvrit dans le milieu, à peu près. Je discernai un dessin.

Il s'agissait d'un chat. Son corps d'une sveltesse typiquement féline semblait ondoyer sur la feuille blanche. Sa longue queue formait un point d'interrogation au-dessus de lui. Sa patte avant était dressée au-dessus du sol et dans ses griffes acérées et démesurées était planté un fromage qui semblait bien attirer la petite souris dessinée en dessous. Son museau humide pointé vers la nourriture, elle ne voyait pas l'autre patte du chat qui s'apprêtait à lui fondre dessus, toutes griffes sorties. Finalement, un sourire digne du chat de Cheshire fleurissait sur la bouche du félin. Le tout était d'un rendu inquiétant, angoissant, mais tout simplement magnifique. J'avais déjà vu Priscillia, mon amie d'enfance, faire de beaux dessins, mais aucun d'eux n'arrivait à la cheville de celui-ci. 

Rapidement, j'explorai les autres pages du cahier. D'autres dessins, ou encore l'écriture fine d'Adèle. Un léger sourire se dessina sur mon visage. J'avais trouvé le gros lot. Un ''journal intime'', hein? Voilà qui pourrait m'être bien utile.

« Anna! », m'interpella une voix exaspérée. Je relevai la tête, agacée. « Quoi? répliquai-je brutalement.

- Je t'ai déjà dit de te dépêcher. Je n'ai pas toute la journée, moi. » Mr Lywret se retourna vers son bureau pour fermer son sac.

Avec un reniflement dédaigneux, je remis le cahier dans mon propre sac et quittai la classe non sans pester intérieurement contre mon professeur. Les autres élèves étaient déjà aux casiers, pour déposer leurs affaires avant d'aller à la cafétéria.

Oubliant de dîner, je décidai de plutôt m'intéresser au cahier d'Adèle. Je choisis donc d'aller au seul endroit où je pouvais avoir la paix; le toit de l'école. Pour ce faire, je devais aller dans la salle de spectacle.

Après avoir longuement erré dans les couloirs de l'école, je débouchai dans les loges, à côté de la salle de spectacle. Sans jeter un regard aux deux petites pièces tapissées de miroirs qui se dressaient à ma gauche, je montai l'escalier qui menait aux coulisses de la scène. Les rideaux sombres étaient fermés. J'en écartai un pour m'assurer que la salle était vide, puis je continuai mon chemin derrière les rideaux.

Une échelle finit par se présenter à moi; elle menait à un espace surélevé qui comprenait du matériel et une autre échelle qui, cette fois, débouchait sur le toit de l'école. Je l'empruntai donc, puis arrivai sur le toit.

Une bourrasque fraîche me fouetta aussitôt. Je dégageai mes cheveux de mon visage et me redressai en resserrant les pans de ma veste d'école, obligatoire à partir du premier novembre, contre moi. Pour ce mois-ci, il faisait plutôt froid. D'en haut, je pouvais voir le bâtiment et la cour du primaire, où les enfants jouaient encore dans des claquements de bottes, des cris de joie et des grincement de balançoire. Le vaste terrain de mon école s'étendait autour de moi.

Un croassement m'arracha à ma contemplation. Je tournai la tête pour voir une corneille obèse me regarder avec le plus hautain mépris. Il sautilla dans ma direction avec un cri des plus agressifs, et piétina le toit de sa patte. Je m'approchai lentement de l'oiseau. La corneille croassa une dernière fois dans ma direction avant de déployer ses ailes et de s'envoler paresseusement. Je le regardai s'éloigner quelques temps, puis je m'adossai au rebord du toit, là où il était perché lors de mon arrivée.

Finalement, j'ouvris mon sac et j'en sortis le cahier d'Adèle.

Je commençai à en lire la première page, sans même savoir à quoi je m'attendais.  

Le cahier d'AdèleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant