[EXTRAIT DU CAHIER D'ADÈLE - 19 FÉVRIER 2014]
« Je n'en peux plus. Je n'en peux plus. Je n'en peux plus.
Tout ce que je peux faire pour calmer l'enfer qui m'est quotidien, c'est écrire. Écrire jusqu'à ce que des ampoules naissent sur mes doigts, écrire jusqu'à ce que la peau de ma main soit à vif, écrire jusqu'à en avoir des crampes au poignet, jusqu'à ce qu'on m'arrache de force de mon bureau. C'est la seule chose qui apporte ne serait-ce qu'un rayon de lumière dans ma vie remplie de ténèbres. Écrire. Écrire. Écrire.
Les professeurs se contentent de ne rien voir. Les gens sont doués pour ne rien voir, quand ils veulent. Ils font mine de ne pas s'apercevoir des messages haineux gribouillés sur mon bureau, ils sont sourds aux rumeurs qui courent autour de moi, aveugles à la nourriture que les autres me jettent dans les cheveux et sur mon uniforme, qui, malgré l'eau et le savon, laissent des marques qui ne pourraient s'effacer. Mais surtout, surtout, ils sont muets face à ma détresse intérieure. Tout est tellement plus simple, quand tu peux juste te dire que ce n'est qu'une passe, un jeu, quand tu peux juste te retourner vers le tableau pour continuer ton cours au lieu de rester éveillé la nuit, les tripes nouées, en pensant à la petite élève qui se fait martyriser sous tes yeux. Au lieu de m'aider.
Ma mère ne m'a écoutée qu'une seule fois, au début; je lui ai raconté ce que les autres m'ont fait subir en omettant la raison de leur délit. Ma gorge était nouée, mes yeux emplis d'eau. Ça ne m'a pas empêchée de voir que son regard s'adoucissait et qu'elle me considérait avec tendresse. J'ai espéré, espéré si fort qu'elle au moins puisse m'aider, mais elle s'est juste contentée, comme les professeurs, de me répéter calmement que ce n'était qu'un mauvaise plaisanterie, qu'Anna et les autres allaient finir par se lasser de tout ça. Elle a tout de même eu le culot d'ajouter; « Tu devrais te défendre, tu sais. » Me défendre? Me défendre? Et elle, qu'est-ce qu'elle a fait quand elle a vécu ses propres épreuves? S'est-t-elle battue pour ne pas sombrer? A-t-elle tenté de baisser sa consommation d'alcool? Je sais que je suis injuste avec elle, et qu'on n'affronte pas tous nos obstacles de la même façons, mais, me défendre, je n'y arriverai jamais. Pas quand je suis seule contre tous.
Quant à mon père... Mon père, je ne le vois que deux fois par mois. Je n'ai jamais été vraiment proche de lui; quand j'avais six ans seulement, il a divorcé avec ma mère et est parti vivre à Montréal sans plus d'explications. Six mois plus tard, il se mariait avec une certaine Maëlys. Maëlys. Un prénom qui peut paraître joli, mais, si on approfondit un peu, le ''Maë'' a une saveur pâteuse dans la bouche, et le ''lys'' sonne plus comme une flèche qu'on décoche. Un flèche envoyée en plein dans le cœur de ma mère. Oui, elle a blessé ma mère. À cause de mon père et de sa Maëlys, elle a vécu une grosse passe de dépression et s'est mise à boire plus que ce qu'elle n'aurait dû. Au moins, elle a réussi à obtenir ma garde quasi-exclusive... Parfois, je me demande comment elle aurait réagi si mon père était parti avec moi. Non, en fait, je ne veux pas le savoir.
Pour en revenir à mon père, de toute façon, il ne se préoccupe sûrement pas de l'adolescente de quinze ans, maigre et sans défense qui lui sert de fille aînée. Il doit être bien heureux d'être débarrassé de moi et ma mère, lui, avec sa nouvelle femme parfaite et ses enfants tellement parfaits qu'ils me donnent envie de dégueuler.
Je suis donc seule. Et j'écris.
Mon combat, en réalité, je ne le mène pas contre les autres, mais contre moi-même. Combattre les autres, je ne le peux plus, je n'en ai plus la force, je n'en ai pas l'aide, mais je peux encore essayer de ne pas sombrer. Je suis forte, plus forte que ce qu'a été ma mère. Je ne sombrerai pas. Contre les ténèbres qui m'envahissent, mon crayon me sert d'épée, ces pages, de bouclier. Je ne sombrerai pas. Je vais leur montrer, à tous, que j'en suis capable. Un jour, je me le jure, je serai capable de me sortir de cette misère. Je ferai payer à Anna O'Char dix fois ce qu'elle m'a fait subir. Je ferai payer à Alexis Fortin cent fois ce qu'il m'a fait subir. Tout ce que j'ai vécu... Ça a commencé il y a deux mois.
VOUS LISEZ
Le cahier d'Adèle
Teen FictionJe l'ai détruite. Je l'ai écrasée, écrabouillée, je l'ai brisée en mille morceaux. J'ai fait de sa vie un véritable enfer. Je l'ai harcelée, persécutée, intimidée. Pour qu'elle sache ce que j'ai ressenti à ce moment-là. Pour qu'elle regrette ses ag...