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Olivier voulait, désirait Ashla. Il se morfondait et repassait régulièrement à l'attaque dès qu'il l'apercevait,traversant le grand hall de Radio Nouvelle Onde en direction de son bureau aquarium dans lequel elle jouait les Mme Je-sais-tout-Je-peux-vous-renseigner.
Armé d'un gobelet de café infect arraché après de nombreux efforts à la machine à expresso de caractère capricieux, chaque matin,à heure fixe,il emboîtait le pas à la jeune femme, la traquait dans son univers aseptisé où pas un crayon, une photo ne traînait. À croire que la nouvelle recrue n'avait pas de vie en dehors du bâtiment rénové où, depuis trois ans déjà, une armée de spécialistes œuvrait pour redonner,par la voie des ondes,du courage aux communs des mortels.
Le patron,un jeune loup aux dents aiguisées,annonçait la couleur à chaque réunion :
- Nous vendons de l'espior,mais cela rapporte,alors foncez!
Les petits soldats bien rodés répondaient par un sourire entendu. Même elle,nouvellement installée en bout de table de conférence,avec son regard curaçao et ses cheveux d'un noir d'ébène. La bonne vingtaine, élégante sans excès, elle était arrivée en milieu d'année et affichait sans réel orgueil une licence en communication.
Ici,elle devait se contenter d'aiguiller avec patience les auditeurs de plus en plus nombreux vers le journaliste de leur choix.
Olivier se chargeait,grâce à ses années de droit, des réponses concernant les divers tracas administratifs. La plupart du temps, il croulait sous les questions concernant les crédits impayés, les lettres recommandées des banques excédées par des découvertes jamais comblés,sans oublier le Trésor public prêt à tout et au pire pour récupérer coûte que coûte que coûte ses deniers. Il pataugeait huit heures par jour dans marasme économique de M. et Mme Tout-le-monde face au raz-de-marée du chômage.
Alors,le sourire d'Ashla était comme un carré de ciel bleu dans ce désordre houleux de mise en demeure et de saisie programmée.
La première fois où il lui a adressa la parole,ce fut justement du côté de la fameuse machine à expresso,gourmande de pièces jaunes mais peu décidée pour l'instant à offrir son jus de chaussette.
- Même elle,elle a décidé de m'empêcher d'être heureux !
Ces états d'âme,qui entamait une vestigineuse descente vers la résignation, ne s'adressait pas directement à la nouvelle attendant son tour,mais à lui. Néanmoins, elle lui répondit de sa voix faite pour les ondes de radio la nuit,une voix pour vous réchauffer le cœur et vous laisser croire que tout finit par s'arranger.
- Le bonheur est un état d'esprit, pas un bien matériel.
Il aurait pu se révolter,évoquer sa dernière auditrice,une gentille mère de famille abandonnée par son mari qui oubliait régulièrement de payer la pension alimentaire ou même ce commerçant trop gentil qui cachait dans son tiroir-caisse un cahier de crédit qui,inévitablement, allait le mettre sur la paille. Il se contenta de la regarder, d'apprécier, un peu étonné,la douceur de son visage sans surcharge de maquillage.
- Je m'appelle Olivier.
- Je sais : Monsieur Droit. Je m'appelle Ashla, répondit-elle, présentant à la bouche gourmande de la machine sa petite pièce.
Et là, miracle d'une journée qui s'annonçait plus maussade, le café jaillit joyeusement dans le gobelet. Ashla eut un rire léger :
- Vous voyez, il suffit d'y croire.
Alors,depuis,il croyait en elle dur comme fer, parce que, depuis un an, la solitude lui donnait des insomnies, lui rappelait qu'à son âge, la vingtaine bien consommée,il était grand temps de se caser,depuis trouver,comme disait gentiment sa mère, chaussure à son pied.
Sa chaussure ,c'était elle,depuis dont personne de l'étage A à l'étage D ne connaissais le moindre détail sur sa vie avant Radio Nouvelle Onde.
Habitué à farfouiller dans les existences,il se mit quête d'indices. Un peu suroris, pas mécontent, il tomba sur sa fiche où, en belles lettres dactylographiées, à la ligne << État civil >>, il était précisé << Divorcée >>.
Une aubaine,une chance. La voie était libre et royale !
Il ne lui restait plus qu'à jouer de ses charmes et, de ce côté-là, il n'en manquait pas. Il suffisait de jeter un regard vers Paola, la standardiste, pour réaliser l'impact qu'Olivier pouvait avoir sur les femmes.
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n impact qui, pourtant, ne parut pas fonctionner avec Ashla, toujours distante,souriant juste ce qu'il faut et pas du tout pressée de se laisser conter fleurette par ce vingtaine habitué aux conquêtes faciles.
Sa résistance émoustilla Olivier. D'ordinaire, il remportait la victoire sans avoir à se creuser les méninges. Beau joueur, il ne promettait rien, mais donnait assez pour que le cœur des dames se barbouille de regrets à l'heure de la séparation inévitable : << Tu es trop bien pour moi, je suis un célibataire endurci. >>
Mais voilà, endurci, il ne l'était plus parce que, avec Ashla, c'était du côté de l'avenir qu'il voulait regarder ! Maison, chien, enfants... Il était prêt à tout accepter, tout offrir et, surtout, à changer.
Il osa pour la première tentative de véritable approche un lundi après réunion hebdomadaire dans le couloir de l'étage A.
Les pieds enfoncés et tremblants dans la moquette double épaisseur couleur bleue, il bredouilla :
- Si vous voulez, nous pourrions un soir dîner ensemble.
Au lieu de dire << Oui >>, << Non >> ou << Fichez-moi la paix >>, elle planta son regard dans le sien et demanda :
- Vous aimez les enfants ?
- Bien sûr, j'adore.
Là, il s'emballait. Hormis ses neveux, des jumeaux, il ne fréquentait pas les bacs à sable et les cours d'école. Les mères célibataires, par la force des choses, l'effrayaient.
Ashla continua de sa voix à vous tenir éveillé jusqu'à 5 heures du matin :
- Parce que j'ai une fille de 5 ans qui n'aime que du soupe au giraumon et saute au visage du premier téméraire qui ose aborder sa mère.
Il aurait pu rire, jurer que sa petite peste craquerait devant lui, mais il resta là, tout bête, les bras ballants, les pieds tanguant dangereusement sur la moquette bleue.
Elle s'éloigna en souriant, emportant avec elle la ribambelle de rêves idiots d'Olivier.
Il la revit quelques jours plus tard à la cafétéria, promenant au-dessus des tables déjà occupées son plateau équilibrée. Lui, il était seul. Il se dressa d'un bond pour l'accueillir, l'inviter ou, pire encore, pour tombé foudroyé d'amour à ses pieds.
- Vous pouvez vous installer ici.
Elle accepta, faute de mieux, et commença à manger sans se soucier de lui. Il attaqua :
- Comment s'appelle votre fille ?
- Ramy, mais il refuse obstinément de répondre si quelqu'un le prononce mal.
Il écarquilla les yeux, persuadé qu'elle se moquait de lui. Elle ajusta son sourire pour lui déchirer le cœur.
- Je suis sérieuse. Ramy n'est pas un enfant comme les autres.
- Je comprends.
Et voilà, il fonçait tête baissée vers les ennuis, prêt à compatir, à s'apitoyer... imaginant déjà le pire.
Elle cessa brutalement de sourire.
- Non, vous ne pouvez pas comprendre. Je ne vous ai pas dit que ma fille était anormale ou handicapée, j'ai simplement dit << Pas comme les autres >>.
Pas de panique, il pouvait encore rattraper le coup. Il s'emmêla dans les excuses, elle eut un léger haussement d'épaules agacés. Elle n'avait plus envie de parler, du moins à lui, trop curieux, trop pressé.
Elle lui abandonna son dessert et, ramassant son sac, elle lança :
- Ramy est surdouée, vous pouvez aussi considérer cela comme un handicap.
En d'autres circonstances, face à une autre femme qu'Ashla, il se serait dépêché de rétorquer que chaque mère s'imagine que son enfant est un génie, mais qu'en réalité la petite peste n'a rien de différent des autres gamins. Avec elle, il perdait tous ses moyens.
Durant plus d'une semaine, il mit entre eux une distance assez raisonnable pour s'imaginer qu'il était en phase de convalescence. Que ce coup de coeur aussi brutal que stupide finirait inévitablement par s'estomper, d'autant plus que Paola, la standardiste aux siens siliconés, continuait de le harceler de sourires et d'œillades suggestives.

Le Miracle d'un sourire Où les histoires vivent. Découvrez maintenant