Chapitre I

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La réalité est telle que l'on veut bien la voir. Ce soir-là, elle était éclairée par des milliers de petites lampes de couleurs qui parcouraient un somptueux jardin, animé de rires et de discours incessants. Une société mondaine enivrée de cocktails exotiques ressemblants plus à des tableaux qu'à de simples boissons. Je plongeais une fois de plus dans cette atmosphère grisante, qui rendait le climat tropical sous lequel on vivait, encore plus chaud et humide qu'il ne l'était d'habitude.

L'imposante piscine en face de la villa était bordée par l'océan Pacifique, devancé lui-même de quelques cocotiers. J'arrivais donc dans un lieu de rêve où régnaient en puissance, le faste, le luxe et le laisser-aller. Les plus séduisantes filles du pays étaient présentes, accoutrées de leurs plus belles parures qui se résumaient à un léger bout d'étoffe rare, pour satisfaire un minimum de pudeur. La mode penchait dans l'extravagante sensualité. L'art était d'être habillé sans que l'on puisse s'en apercevoir. Mais ce soir, l'invité vedette de ce nouvel an, était l'idole de toute la nouvelle génération.

Hugues De Brissac était connu dans le monde entier et ce soir à minuit tapant, le plus célèbre acteur de cinéma ferait l'honneur de se montrer. Il se faisait aussi entendre qu'il était de nouveau célibataire. Le champagne, la chaleur humide du climat, les musiques des différents orchestres, ainsi que ce parfum d'essence de femmes qui voguait en basse altitude, plongeaient tout ce beau monde dans une parfaite inconscience de leurs actes. L'attente se faisait de plus en plus longue et les salutations distinguées du début de la soirée se remplaçaient peu à peu par des gestes plus insistants. Toute cette petite communauté attendait avec impatience le moment déterminant qui engendrerait les douze coups de cloche annonçant la nouvelle année ainsi que mon arrivée.

Le propriétaire des lieux avait fait construire un monument provisoire pour la soirée, en haut duquel était fixée une gigantesque cloche. L'instant crucial se rapprochait et les yeux étaient de plus en plus nombreux à se poser sur la montre du nouvel édifice. Toutes ces conversations si passionnantes et délicieuses, perdaient peu à peu leur intérêt pour s'abandonner à tous les ragots que l'on racontait sur Monsieur De Brissac.

Tout à coup, l'agitation fiévreuse et bruyante fit place à un silence d'été orchestré par le chant des grillons et le glissement des vagues légères sur la plage, où se trouvaient déjà quelques couples dépassés par leurs activités intenses. Toutes ces grandes personnes étaient plantées là comme des piquets, les yeux grands ouverts et la bouche béante comme des enfants n'osant plus déglutir devant l'apparition d'un père Noël de grande surface. Les lumières s'éteignirent pour laisser place au premier son de cloche. Chacun retenait son souffle, mais le son grave et puissant de la cloche devenait pour moi de plus en plus aigu et strident, la cadence augmentait peu à peu et je devais entrer sur scène. Je fis quelques pas, j'ouvris lentement les yeux et en face de moi je vis ce désolant spectacle. Madame Bedoyan, la bonne de la maison était plantée devant mon vieux lit avec mon petit-déjeuner et une petite clochette avec laquelle elle avait pris un malin plaisir à me réveiller. Encore un rêve et le retour à la réalité toujours plus difficile. Cette vieille peau envieuse en face de moi avec son regard hypocrite me donne la nausée. Je vais avoir droit à toutes les félicitations pompeuses pour mon anniversaire, les coups de téléphone incessants et comme chaque année mon sourire fera office de façade.

Cela ne vous est jamais arrivé d'avoir envie de tout plaquer, que vous ayez seize, vingt-cinq, quarante ou cinquante ans ? Changer de pays, de climat, de culture, de vie. Voir de nouvelles personnes, vivre sous un autre rythme. L'homme est-il fait pour vivre toute son existence avec la même femme ? Ai-je fait le bon choix ? Ne suis-je pas fait pour autre chose ? Après tout, je n'ai qu'une seule vie, je prends le risque ou pas ? Tout plaquer sur un coup de tête déjà trop réfléchi, remplacer ses habitudes quotidiennes pour découvrir quelque chose de nouveau. Pas comme une aventure de vacances pour faire un break, mais partir sans avoir l'idée de revenir, un départ sans retour possible dans le passé. Ça fait quoi de partir sans se soucier de payer son loyer, ses factures, de laisser ses meubles, ses souvenirs, ses vieilles pantoufles usées que l'on gardait sans savoir pourquoi, son bol de café. Est-ce de la lâcheté, ou du courage ? Plus aucun souci, finis les problèmes, une vie nouvelle t'appartient car je suis libre de faire ce que je veux, mon existence n'est pas celle de ma famille, elle est mienne. Ne vaut-il pas mieux regretter une chose que l'on a faite plutôt qu'une que l'on n'a pas faite ? Alors quoi faire, garder cette idée comme un beau rêve auquel on pense chaque nuit et que l'on oublie quand le réveil sonne, pour vivre une vie sans surprise dont on connaît déjà le déroulement ? Ou bien partir au risque de se ramasser la figure, et de gâcher sa vie ?

Demain, je pars...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant