3.Le Café, 1993

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Le Café, 1993.

         Je décale ma chaise dans un crissement sonore. J'avais le soleil dans les yeux, une fois de plus. À chaque fois qu'on sort, il se place bien en contre-jour, ce salaud. Il dit que ça le rend mystérieux. Je lui réponds donc, inlassablement, qu'il peut faire ça avec ses blondasses, mais pas avec moi, putain ! J'ai les yeux clairs, et donc fragiles ! Quinze ans que je lui répète ! Mais bon, ce coup-ci, je n'ai pas le droit de me plaindre, il a passé la mâtinée à me chercher, a eu la délicatesse d'inventer une excuse pour mon patron "On est d'accord, tu as fait un malaise dans la douche à cause de la fatigue du voyage ?" et il m'a même emmené boire un café...Bien qu'il en ait surtout profité pour me dégommer verbalement et me passer un savon. De toute façon, je n'ai pas écouté, j'étais focalisé sur autre chose, plus important : Le nain en Rangers. J'imagine que je le revois, au détour d'une rue, ou bien, peut-être dans le métro ? Il m'apercevrait, plisserait les yeux en essayant de se rappeler mon nom, puis se rappellerait qu'il ne le connait pas quand je ferais semblant d'hésiter sur le sien, comme si je pouvais l'oublier. Je me surprends à chercher sa touffe rouge du regard dans la rue. Je suis sûr que c'est sa couleur naturelle.

" Hého ? Hé, Jade, tu m'écoutes ou je baragouine dans le vide depuis un quart d'heure ?!

- Excuse moi, tu disais ?

- J'en étais sûr, bordel ! Je te demandais si tu connaissais ce poème, banane !"

Oh. Le malaise. J'oubliais que Romarin est un féru de poésie romantique... Comment j'ai pu oublier ça, alors que ce ...Charmant gentleman m'a réveillé avec du Corbière tous les matins pendant un mois ?! Je lui demande de me répéter le poème en question. Il s'exécute.

"L'anneau se met à l'annulaire

Après le baiser des aveux

Ce que nos lèvres murmurèrent

Est dans l'anneau des annulaires

Mets des roses dans tes cheveux"

Il fait semblant de grogner devant mon inattention, mais je sais qu'il adore déclamer, le bougre. Les gens attablés se retournent pour l'écouter. Il a son petit public, sa soif d'admiration est satisfaite pour la journée au moins.

"Alors, c'est de qui ?

- Euh... Peau d'Âne ?

- C'est Apollinaire, patate! APOLLINAIRE !"

Ouch. On ne badine pas avec Apollinaire. Pardon, Romi, de ne pas avoir ta culture littéraire. Je sais que c'est peu commun pour un mec d'aimer la poésie, surtout à cet âge, mais lui a ses raisons. Alors je lui pardonne. Après sa brève envolée lyrique, il repart sur son sujet favori : Les filles. Il me sort qu'il en a vue une cet après-midi, magnifique, mais avec un regard qui te glace sur place. Il s'est pris une veste monumentale devant tout l'amphi, à ses dires. BON SANG QUE J'AURAIS AIMÉ VOIR ÇA. Loin d'être laid, Romarin est même vachement séduisant,enfin, de mon point de vue il l'est. Mais ce connard ( sur ce plan c'en est un) est foutu de se dénigrer physiquement en permanence. Soit il est moche soit il n'est pas assez musclé ou trop gros, alors qu'il est fin comme un cure dent. Régulièrement, on lui sort qu'il est super beau. Il refuse le compliment. Le pire c'est que c'est même pas de la fausse modestie. Il ose faire son petit cinéma à côté de moi, qui n'ai jamais eu de petite amie ni même embrassé une fille. Alors même qu'il couche à tour de bras. Je suis mort d'inquiétude pour lui à cause de ça, et sa seule réponse est toujours " T'inquiète".

Je grelotte. Le ciel est bleu, malgré l'hiver. Cependant, le soleil est caché derrière une masse de nuages, ce qui accentue encore la froideur de l'air. Je déteste cette saison. Il fait moche, froid, et les plantes sont toutes mortes. Mis à part les Perces-Neiges. Ma mère dit que ce sont les fées de l'hiver qui se cachent dedans... Ma mère est un peu space, je l'avoue.

Romarin s'exclame qu'il "se les pèle à mort, vivement l'été" . Je penche la tête sur le côté en me remémorant celui de nos dix-huit ans.

" À quoi tu penses encore, Géant Vert ?

- Tu te souviens de l'été d'il y a 4 ans ?"

Il pousse un soupir nostalgique.

" Comment l'oublier ? Le meilleur été de ma vie."

DING ! Mensonge. Celui où t'as pris le plus cher ouais. Et où tu t'es vengé en te tapant le plus possible de filles. On était partis, armés seulement de notre "matériel de camping", c'est à dire, un stock conséquent d'allumettes, de papier toilette, de boites de raviolis, une casserole et une tente qui fuyait, sillonner les routes françaises. Au volant de son pick-up vert pomme, tagué "Wagonbulle" d'après une histoire que nous avions lu enfants, nous étions les rois du monde. Faisant des photos de tout et n'importe quoi. Clic, Romarin devant une chapelle en ruine. Clic, moi en piteux état après une soirée mémorable , martyrisant d'innocent pétunias. Clic, nous deux rencontrant Charles "Charlie" Lézeux. Rencontre particulièrement marquante. On se croyait seuls dans une aire interdite d'accès où on avait fait un feu de camp...On se bourrait joyeusement la tronche...Au panaché. Autrement dit, on faisait semblant d'être des fêtards et d'aimer la bière. La trouille que j'ai eu et la tronche qu'a tiré Romarin, quand on a vu cet abruti brun déguisé en lapin débarquer en nous demandant quel jour on était. Le pauvre s'était trompé de soir pour une fête costumée interdite. On l'a pris avec nous. Toute la soirée, des aiguilles de pins me sont rentrées un peu partout dans le corps, provoquant de très virils miaulements de douleur. PLUS JAMAIS, la forêt de pins à la con. JAMAIS. Sur la route, on écoutait la mythique "I'm Gonna Be" et on alternait avec The Kinks. Parfois, ils essayaient de mettre du Claude François. Ils regrettaient. Oh oui, ils regrettaient.

Mon plus beau souvenir de cet été là restera gravé sur la photo n°13 : Trois crétins, souriant niaisement, cette saloperie de soleil couchant créant un contre-jour, parés à se prendre la pire cuite (et les pires râteaux) de leurs jeunes vies. Mes souvenirs dévient, doucement, vers un autre genre de rougeoiement crépusculaire. Pourquoi je pense à lui maintenant ? C'est pas logique. Non, c'est ses cheveux qui ne sont pas logiques. Voilà. C'est pour ça. Romarin me rappelle à lui avec la délicatesse qui le caractérise si bien, autrement dit, la délicatesse d'un pied dans la gueule.

" Au fait, ce soir, je te sors. Tais toi, j'en ai rien à cirer que tu sois crevé et que tu bosses demain, fallait y penser avant de jouer les Indiana Jones dans le métro. "

Un ange. Ce mec est un ange. Tant de douceur incarnée en une seule personne. Quand il est comme ça, y'a qu'une seule chose à faire : Satisfaire les désirs de sa majesté. Blondin tyrannique. C'est Satan. Satan déguisé en Louis XIV déguisé en Luke Skywalker. Mais en encore plus blond et musclé. Pour qu'il se prenne pour une diva comme ça, elle a dû l'appeler, c'est sûr. Dans ces cas là c'est soit le mutisme pendant trois jours, soit Marie Antoinette en blouson de cuir. Je hèle le serveur, recommande trois cafés , inspire pour mieux rugir :

" T'as sérieusement intérêt à ce que ce soit la meilleure soirée de toute ma vie ou que j'y rencontre mon âme-sœur et crois moi mon coco, tu vas t'amuser et en profiter. Sinon t'auras affaire à Jade en colère. Et tu vas pas l'aimer."

Un sourire de gratitude profonde traverse son visage, il "s'illumine", diraient les poètes. Et moi, je m'enfile mes deux cafés d'un coup

Métro.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant