Imprévu

74 3 0
                                    

       Le pont prenait peu à peu vie. Chacun savait que dans deux, trois jours, il arriverait. Les murmures s'intensifièrent, et des chants traditionnels résonnèrent. Le cœur léger, tous célébraient leur bonheur. Ils quittaient tous leurs maux, et leur joie suintait des pores de leur peau. Pour ma part, mon cœur n'était pas à la fête. Je restais renfermée sur moi-même, tâchant d'ignorer toutes ces effusions. Je ressassais de mauvais souvenirs, mais des souvenirs vitaux. Je ne pouvais me permettre de les oublier ou de les ignorer. Ils m'avaient rendu moi, avaient contribué à façonner ce que j'étais. Et c'était à cause d'eux que je faisais ce voyage. Ces moments passés étaient ancrés en moi à jamais.

La première journée de voyage passa rapidement, sans anicroche aucune. L'adrénaline qui coulait en moi m'avait empêchée de fermer l'œil. Le deuxième jour marqua le début de temps sombres...
La fatigue avait fini par me ravager et je parvins à m'assoupir, recroquevillée à même le sol. Le bateau était calme, la mer aussi. L'obscurité nous enveloppait de ses bras puissants, nous couvant tendrement du regard.  Un silence apaisant régnait sur le navire, que seuls les clapotis de l'eau osaient braver. Mais telle atmosphère ne pouvait persister.
Je fus brusquement réveillée par des cris. Tous les passagers sursautèrent. Deux Somaliens nous informèrent que l'équipage avait disparu, profitant sans doute de la nuit pour s'enfuir à bord de l'unique cannot de sauvetage.
Pendant un instant, personne ne parla. Il fallut un temps pour que nous réalisions que personne ne savait conduire pareil engin. Un bref gémissement de peur résonna, entraînant dans son sillage une cacophonie assourdissante. Nous allions mourir de faim, de soif, de peur. Un à un nous allions périr. L'immensité de la mer se mêlera à celle du ciel pour rire de notre impuissance. Elle prenait déjà plaisir à nous voir angoisser, pleurer, supplier, prier. Un brouhaha infernal nous enfermait dans une cage de peur et de souffrance. Les bébés hurlaient dans les bras de leur mère, démunie face à leur avenir. Car nous savions tous qu'il serait de courte durée. Une bagarre éclata mais s'arrêta très vite. Nous étions trop vidés pour pouvoir nous battre. Bientôt, même les nourrissons se firent discrets.

La mort s'abattit en premier sur un jeune Irakien. Mort de faim, de soif, de peur,... je l'ignorais. Il était mort de toute façon, ça ne changeait rien. Le temps semblait figé, si bien que j'ignorais le temps écoulé depuis l'abandon de l'équipage. Une heure, un jour, une nuit, un mois, un an, une vie... Où était la différence? Nous regardâmes tous le mort, impossible de détourner les yeux de ce macabre spectacle. Des morts, nous en avions vu, mais celui là... symbole de notre fatalité, preuve de notre fin... il était bien plus effrayant. Les jeunes hommes à mes côtés décidèrent de le jeter à l'eau, évitant toute potentielle épidémie.
Personne ne contesta.

Le temps passait, la mort nous asphyxiait sous son écrasant linceul. Plus aucun son ne résonnait hormis celui des cadavres qui rejoignaient l'Irakien. Ce bruit se fit plus régulier, entêtant, comme le tic-tac d'une horloge qui comptait les secondes avant notre fin. Parfois s'y mêlait des cris, des pleurs, des prières. Mais indifférent, il continuait...

La caresse de l'EldoradoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant