CHAPITRE 1: C'est la fin

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Je pousse la porte du lycée avec soulagement, puis je sors sans aucun regard en arrière. Je laisse la cohue et les ados énervés derrière moi. Je ne reverrai ces enculés que dans deux mois. Dieu merci.
J'attrape mon cellulaire qui repose dans la poche de mon jean, j'enfile mes écouteurs et je mets le Marilyn Manson à fond dans mes oreilles. Je prends une grande respiration, me sentant enfin libre. Le ciel est d'un bleu chaud et éclatant et la ville semble, sûrement pour la première fois depuis longtemps, heureuse. Et pis moi aussi, je suis heureux, pour une fois : y a Manson qui me crie des obscénités dans les oreilles, et j'aime ça, et pis il fait chaud et beau. Mais surtout, tous ces cons, je ne les verrai pas pendant une soixantaine de jours. Putain ce que c'est bon.
C'est rigolo, puisque je vois des oiseaux qui piaillent, tous attitrés à leur branche respective, mais je ne les entends pas. Ma musique est certes plus intéressante que les cris sexuels des pigeons qui s'effarouchent à ma gauche.
Une jolie fille aux cheveux bruns bouclés et aux shorts un rien trop courts me croise. Des lunettes de soleil couvrent ses yeux qui, j'en suis sûr, renferment un regard très ennuyé à ma vue, puisque je me suis surpris à l'observer un tantinet trop avidement. Une moue de dégoût lui tord le visage alors qu'elle me passe. Eh bien. Je ne sais pas si on se connait, mais j'espère que non. Et puis quelques pas plus tard, le refrain de ma chanson préférée retentit, alors je ne peux que sourire et prendre une grande bouffée d'air frais - certes pollué -, le soleil grillant mon visage tranquille. Sauf qu'une quinte de toux me prend par surprise : un vieux con dans sa cinquantaine avancée, vu ses cheveux plus sel que poivre, fume un bâton de cancer. Au son de mes étouffements sûrement plus bruyants que voulu, l'homme se retourne. Je le fixe alors que je crache mes poumons dans l'espoir qu'il saisisse le message. Visiblement, il n'a pas compris, puisqu'il s'est juste retourné pour continuer à avancer et à respirer des tumeurs. Il se trouve bien drôle. Eh bien moi ce que je trouve drôle, c'est qu'il va crever dans quelques années à peine en maudissant Dieu de lui avoir réservé un sort aussi peu enviable.
Enculé.
Mon téléphone vibre. Je le retire de ma poche et l'ouvre en prenant soin d'arrêter ma musique. C'est Stan. Je réponds immédiatement.
- Allô?
- Salut, le moche, t'es en route ou tu vas arriver une heure en retard comme d'hab? me salue mon meilleur ami avec toute l'amabilité du monde.
- Salut, du con. J'suis en route, arrête de paniquer. Je viens de finir, je te jure, cet examen c'était de la pure merde. Je te raconte en arrivant.
- C'est bon.
- Tout le monde est là?
- Nan, manque Math.
- Booon, pour une fois j'suis pas le dernier arrivé! Allez, je te laisse. Je tourne le coin du McDo, j'arrive dans dix minutes.
- Tchao mon agneau. Te fais pas frapper en chemin, ce serait dommage.
- Ouais c'est ça.
Et je raccroche. Ah, ce Stan, toujours aussi débile. C'est exactement pour ça que je l'aime : on se complète.
Je redémarre ma musique, encore le son au max, et je reprends mon rythme de marche assez rapide en direction de chez Stan. Et je suis particulièrement motivé à ne pas arriver le dernier, comme toujours. C'est une fâcheuse habitude que j'ai. Et puis, de toute façon, cette fois, ce ne sera pas de ma faute si j'arrive le dernier, puisque j'ai décampé directement après mon examen. Je pourrai excuser mon retard par mon épreuve, au lieu d'assumer simplement ma bêtise. OK, j'avoue, j'ai pris le temps de bien vider mon casier et de discuter avec François, mais j'y suis pour rien : ce casier, c'est un putain de dépotoir. François s'est proposé comme concierge volontaire pour m'aider. Et peut-être pour flirter, aussi. Je suis toujours convaincu, après ses maintes conquêtes femelles, qu'il est un homo refoulé. Je suis également convaincu qu'il a eu le bégin pour Jarrod, le roi du clan des cons du lycée. Si c'est le cas, je suis désolé pour lui, le pauvre. Y a pas plus hétérosexuel que Jarrod sur Terre : il se justifie quand il touche à la main de son pote par accident. Il est une caricature sur pattes. Et pis il maltraite ses copines comme pas possible. Et le problème, c'est qu'elles aiment ça. Les bad boys, ça attire les meufs comme les propos homophobes attirent les Républicains américains du Bible Belt. Je ne comprendrai jamais cette mentalité : les meufs veulent se faire traiter comme de la merde pour ensuite chialer que les mecs sont tous des saletés d'enculés et qu'ils sont tous les mêmes. Une chance qu'elles ne pensent pas toutes comme ça, les filles, parce que je resterais seul toute ma sainte vie. Y a pas moins mauvais garçon que moi : si un ado me provoquait en bataille, je prendrais les jambes à mon cou en chialant. C'est pas super pratique pour draguer, je peux vous en assurer. Mais je crois bien que Mathilde s'intéresse à moi. Nan, sérieusement. Vous me croyez pas? J'ai quelques qualités, quand même, je ne suis pas qu'un sombre connard sans aucun sens de la ponctualité. Je vous jure, il y a quelques semaines, on s'était tous retrouvés chez Clément, et puis bah il avait une bouteille de vodka. Je ne pouvais pas refuser. Mathilde non plus, visiblement, puisqu'elle était bourrée. Elle m'a collé toute la soirée. J'y repense encore. Vers la fin de la soirée, quand Stan est parti, elle a appuyé sa tête contre mon épaule et elle voulait dormir à mes côtés. Je dis bien dormir, hein, pas coucher, ne vous faites pas d'idées. Math n'est pas une pute. C'est une fille respectable et bien. Et jolie, en plus. Et puis elle rigole souvent à mes vannes de merde, donc du coup, je rigole moi aussi et c'est mignon.
Je vous jure que je ne suis pas amoureux.
Après une dizaine de minutes de marche, mes grandes pattes s'arrêtent devant chez Stan. J'ouvre la porte sans cogner, parce que bah c'est chez Stan, on ne cogne pas quand on va chez Stan. Je retire mes écouteurs.
- Salut l'échalotte, c'est vraiment très impressionnant de te voir arriver de si bonne heure! ironise mon grand ami avec un large sourire imprimé sur le visage.
- Enculé, plaisir de te revoir, que je réponds, non sans un peu d'entrain dans la voix. Math est arrivée?
- Non, ta princesse n'est pas arrivée, Max, qu'il lance, taquin.
- C'est pas ma princesse.
- Évidemment que c'est ta princesse. T'es à peine subtil quand t'es avec elle.
Je pousse un soupir agacé.
- J'suis pas amoureux, bordel de merde.
- Ah ben si, tu l'es! s'exclame Clément. Avec ta face rouge tomate, c'en est évident!
- Ça, Clément, c'est de l'acné.
- Nan, ça s'appelle la maladie de l'amouuur!
- Booon, on peut bien changer de sujet, à la fin? Ça devient relou là, que je chiale.
- J'étais justement en train de défoncer Stan à Uno, tu veux te joindre à nous pour lui éviter une humiliation totale? ricane Clément.
- Ben ouais, pourquoi pas.
Celui-ci ramasse les cartes jouées qui jonchaient la table de verre et commence à les brasser. Pendant qu'il mélange le jeu, je me lève et vais me couler un verre de lait au chocolat. Stan en a toujours. Et ses parents savent que j'aime ça, alors ils en rachètent tout le temps, ce qui est gentil de leur part. Je crois que ses parents m'aiment plus qu'ils aiment leur propre fils. Moi aussi, je les aime, évidemment. Je préfère ses parents aux miens. Les siens, au moins, ils ne me crient pas toujours dessus pour avoir laissé traîner une assiette. J'attrape donc la poignée du réfrigérateur, la tire vers moi et savoure la petite bouffée d'air frais qui en ressort. Stan n'a pas l'air climatisé, tout comme moi. C'est une vrai damnation de ne pas en être pourvu, durant l'été. J'ai constamment l'impression que Satan lui-même me caresse le corps en entier de ses grosses pattes fumantes, putain.
- Bon, tu arrives ou bien? me crie Clém.
- Oui oui, patience, bordel. Je me coule un petit verre de lait et je profite de l'air froid du frigo, je réponds.
- On a pas juste ça à faire de t'attendre. Ramène ton tendre cul, Max, chiale Stan.
- Oui, maître, grogné-je nonchalamment.
Je ramène donc mon tendre cul sur la chaise qui m'attendait patiemment et je m'assois. Mon paquet est déjà compté et repose sur le bois de la table. Je l'attrape et je regarde les cartes. Je pose un 2 bleu sur la table.
- Je vous jure, cette épreuve c'était la merdasse la plus horrible que j'ai eue de toute ma sainte vie.
- Raconte.
- Les cinq premières questions, j'avais même pas idée de la réponse. Genre je savais pas de quoi ça parlait. Pourtant, j'ai révisé un peu hier et samedi. Ce devait être une de ces passes où Mme Sacco nous foutait une info entre deux règles de grammaire et c'est ce qui se retrouve à l'examen, tu vois.
- C'est toujours comme ça, hein, fallait t'y attendre.
- J'sais bien. Ça me fait chier quand même.
Je marque une petite pause, puis :
- Sale puuute, Clément!
Je remarque que celui-ci se fend le visage d'un sourire vicieux : j'étais en train de gagner et il m'a foutu un + 4. Juste au moment où j'allais poser ma carte sur le paquet déjà joué, j'entends la porte qui grince.
- Salut, bande de laiderons! s'écrie une voix féminine que j'ai reconnue immédiatement.
- Math! m'emballé-je avec un peu trop d'enthousiasme dans la voix. Tu veux jouer à Uno avec nous?
- Nan, c'est nul comme jeu, honnêtement. Stan, t'as des chips?
- Je crois, va voir dans l'armoire.
Je regarde Mathilde balancer son sac à dos à côté de ses Converse qui furent jadis blancs. Elle se dirige, le pas décidé, vers la cuisine, pour ouvrir toutes les portes de toutes les armoires à la recherche de ses précieuses croustilles natures. Au bout de quelques secondes, elle pousse un «ah!» satisfait, preuve qu'elle les a enfin trouvées. La jeune fille nous revient.
- Je vous jure, je déteste mon job.
- Bon, qu'est-ce qui s'est encore passé? demande Clément.
- Putain, par où commencer? Soupire-t-elle.
Elle marque une petite pause, puis :
- Ah, je sais. Cette tepu de soixante-dix piges toute ridée vient me voir pour me commander un joyeux festin, qui est pour les enfants, tu vois. Alors je lui demande si c'est pour son petit fils ou sa petite fille, elle me dit non. Alors je lui réponds que je ne peux pas le lui vendre, puisque c'est pour les enfants, elle a soixante-dix ans, merde. Mon patron a été très clair là-dessus : si je vends un joyeux festin à quelqu'un qui n'est pas dans la tranche d'âge, c'est un motif de renvoi. Alors là, cette vieille se met à me crier qu'elle veut un joyeux festin. Je lui explique avec le petit peu de patience qu'il me reste que je ne peux pas, bla bla bla. Elle devient rouge, j'vous jure! Pendant une bonne dizaine de minutes, elle me fait un discours sur les droits de la personne et le fait que c'est honteux qu'elle n'ait pas droit à un misérable met pour enfants. J'ai fini par la référer au gérant, j'en pouvais plus. J'étais à une seconde de la frapper dans le visage, cette conne.
- T'es pas sérieuse là? se marre Stan qui n'en croyait pas ses tympans.
- Je te jure, Stanisla, je te jure! S'il vous plaît, les mecs, n'allez jamais travailler dans un McDo, les clients sont complètement stupides, et surtout, ils sont roi.
- Oh t'inquiète, j'avais remarqué. Tu te souviens la fois où une meuf essayait de faire renvoyer le caissier qui l'avait servie parce qu'il ne restait plus de sauce aigre-douce? rigolé-je.
- Ah ouiiii, c'était un truc de ouf!
On a passé une bonne heure et demie à se remémorer des anecdotes complètement débiles et à rigoler. Après avoir épuisé notre réserve d'histoires à la con, Clément lance :
- Eh, ça vous dirait qu'on aille se faire un buffet de McCroquettes au McDo?
Tout le monde a accepté l'idée, sauf Math, évidemment. Elle doit en avoir marre de cette nourriture grasse, mais nous, on aime ça. Et si on peut profiter de ses rabais employé, bah on va l'énerver avec ça jusqu'à ce qu'elle vienne avec nous.
- Je viens seulement si vous me payez une salade du Red Elephant, exige-t-elle.
- Celle aux tomates séchées et feta? je demande.
- Oui. Et je la prendrai moyenne, j'ai faim.
- Parfait. Let's go, les potos.
J'enfile mes chaussures, mon sac et je sors, suivi de mes trois amis. On se met deux par deux, moi avec Clément et Stan avec Mathilde. J'aurais préféré être les deux autres, mais ils étaient déjà engagés dans une conversation, alors je ne veux pas m'imposer.
- Alors, ça avance, ta collection de comics? lancé-je en espérant débuter une discussion.
- Ouais, ça va.
Gros silence. J'étais convaincu qu'il allait s'emballer et me parler de ses nouvelles trouvailles, mais visiblement, je me suis trompé. On mène donc la troupe vers notre fast food préféré sans piper mot. J'écoute donc la conversation de mes deux amis, qui ont visiblement bien plus de plaisir que moi. Je pousse parfois quelques soupirs amusés. Mathilde est vraiment drôle, quand elle veut. Mais pas Clément, putain. D'habitude, il est plus enjoué et il parle tout le temps, genre limite il nous fait chier avec ses comics. Et j'aime ça, les comics, en plus. Preacher, Hellblazer, Fear Agent, ce sont quelques titres qui figurent dans ma top list.
- Mec, t'es sûr que ça va? demandé-je à mon ami qui ne me semble pas dans son assiette.
- Ouais, ouais, t'inquiète, me répond-t-il, interdit.
- T'as pas l'air d'aller, Clém.
- Si si, je vais bien.
- Si tu le dis.
J'ai vraiment l'impression qu'il me ment, mais bon. Il ne veut pas en parler, je ne vais pas le faire chier avec ça non plus.
L'écriteau du restau que l'on cherchait se pointe le bout du nez. J'ai vraiment hâte de rentrer, j'en peux plus de cette chaleur. C'est jamais une bonne idée de mettre un chandail noir et un jean lorsqu'on sort. Même s'il y a la tête de Manson dessus. Pas sur le jean, hein, sur le chandail. Donc on rentre, l'air climatisé nous accueillant à bras ouverts, une odeur de friture alléchante, certes pestilentielle, empeste toute la salle. Une femme obèse, accompagnée de ce qui me semble sa fille, toute aussi potelée malgré ses huit ans, dévorent des poignées de frites sur-saturées de sel en avalant des litres de Coca. Cette vision me répugne, alors je détourne le regard vers une bande d'adolescentes, six au total, toutes bien trop maquillées, qui partagent un sac de dix nuggets et un soda, elles qui ont sans aucun doute peur de prendre du poids, mais qui veulent quand même bouffer de la merde frite. J'ai rien contre le McDo, c'est simplement la vérité. Vous avez vu la viande des nuggets crue? On dirait du vomi, je vous le jure sur la tête de mon chien Norman. Même s'il est con comme un boulon, je l'aime de tout mon cœur, cette saleté de clébard. Bref, on se met en ligne, Math la première, pour qu'elle paye avec le rabais employé. Ça va coûter vingt-quatre euros et soixante centimes, je connais la rengaine. Je donne mes huit euros à Mathilde et mes deux amis font de même.
- Tu veux quelque chose à boire, Mathilde? que je demande, la voix douce.
- Ils ne vendent pas de thé, ici, mon chou, riogle-t-elle.
- Nan je sais, je parle de ton thé du Red, tu veux lequel entre pêche et pomme grenade? je réponds, les joues un peu rougies.
- Oh, pomme grenade, mais pourquoi tu me demandes ça?
- Bah je vais aller acheter ton repas pour qu'on mange tous ensemble.
- Ah! Merci, c'est très gentil de ta part, te sens pas obligé!
- Nan, ça m'fait plaisir. Je reviens dans quelques minutes.
- Attends, t'as pas d'argent pour acheter là!
- Bah si, c'est moi qui paye.
- Ah ça, jamais, sale pute.
- Tiens, c'est à toi de commander, j'ajoute avec arrogance en pointant la serveuse du doigt.
Math soupire en me balançant un billet de vingt euros que glisse subtilement à Stan tandis qu'elle ne regarde pas, puis je me dirige vers la sortie. Le vent chaud soulève mes cheveux bruns et me fait râler, parce que putain qu'il fait chaud. Au moins, le café est juste à côté, donc je serai à l'air frais dans à peine une minute. Je pousse donc la porte du restau de qualité supérieure et entre. Une dame aux lunettes rondes et à la coupe au bol me dévisage, soit à cause de mon acné, soit à cause de mon air de déterré. Ou c'est peut-être mon chandail de Manson qui la fait grincer des dents, j'en sais rien. Reste que la pimbêche me scrute d'un œil mauvais depuis que je suis rentré et elle commence à me les casser, saleté de femme qui broute une assiette de salade bio à la luzerne bio et au fromage végétalien bio. Ces gens-là me font chier, c'est tout. Ça se croit supérieur parce que ça ne mange pas de viande, eh bien moi je ne chie pas mou et vert et eux, oui, alors c'est moi qui gagne. Je me mets en file. Il n'y a que deux personnes devant moi, alors ça va. Je regarde les alentours. Après tout, c'est un joli petit restau. Les lumières sont tamisées pour donner un sentiment de confort. Les murs sont rouges avec des carrés noirs où l'on peut écrire à la craie. Les spéciaux du jour y sont inscrits. Il y a des plantes un peu partout. Je dois avouer que la clientèle du Red Elephant est bien plus sophistiquée et prétentieuse que celle du McDo : ils jugent tout être humain osant même regarder de la viande ou des produits animaliers et ils jugent encore plus ceux qui la font frire. Les clients du fast food populaire, eux, sont souvent obèses et en ont rien à foutre. Ils pensent que la santé, c'est un mensonge inventé par le gouvernement, bordel de merde.
- Bonjour, bienvenue au Red Elephant, quelle est votre demande? me demande la dame au comptoir avec un tantinet trop de joie de vivre.
- Hum... Une salade feta et tomates séchées moyenne avec un thé à la pomme grenade et un biscuit aux pépites de chocolat, s'il vous plaît, que je réponds, alors tiré de mes songes un peu par surprise.
La serveuse aux cheveux longs et ondulés note ma commande avec enthousiasme et me fait payer : ça me coûte un peu moins de quinze euros. J'ai presque fait le saut en voyant le prix. Je paye non sans un petit haut-le-coeur : quinze euros pour des légumes, merde. Bah, si ça ne prend que quinze euros pour la rendre heureuse, alors soit. Mais ça reste quinze euros pour des saloperies de légumes. Et je suis prêt à parier qu'ils ne sont même pas frais.
Après près de deux minutes d'attente, j'attrape ma commande et je sors, l'odeur de santé commençant à me donner des nausées. Je retrouve mes amis, tous attablés et semblant en plein cœur d'un débat. Je suis prêt à mettre ma main au feu que c'est Clément qui a dit une connerie et qu'il est en tort. Stan est visiblement sur le point de se fracasser le crâne contre la table, parce que de ce que j'entends, Clément dit des trucs qui n'ont aucun sens.
- Stan, ne viens pas me dire que ces gens ont inventé tout ça pour se rendre intéressants, quand même!
- Clément, tu veux bien arrêter avec tes conneries? Tu vois bien que tu fais chier tout le monde, même les autres tables en ont marre de t'entendre.
- Mais putain! Je n'arrive pas à croire que des gens inventeraient ces histoires! Imagine si tu le voyais, tu penses que les gens te croiraient, hein?
- Bah non, parce que ça n'existe pas, voilà pourquoi ils ne me croiraient pas!
- Mais si!
- T'as même pas une preuve tangible de ce que tu avances, mec.
- Et ça, tu expliques ça comment, hein?
Clément tend son téléphone vers mon meilleur ami, qui lâche un soupir témoignant de son immense pitié et impatience.
- Putain ce que tu peux être con, Clément, j'arrive pas à y croire. J'ai jamais vu quelqu'un d'aussi débile que toi. S'il y avait un concours de l'homme le plus stupide de la Terre, tu arriverais deuxième.
Un silence lourd s'installe à notre table. Clément semble tout d'un coup triste.
- Je vais fumer, lance Math avec froideur.
- Ouais, moi aussi.
Étant donné que Stan ne fume pas, je sais qu'il veut juste filer, et je le laisse faire.
- Math, j'ai ton repas.
- Ah, merci beaucoup mon chou.
Et elle sort, accompagnée de Stan. Alors je m'assois face à Clément, qui a la mine basse. Il refoule les larmes et je le sais. Stan peut être très dur avec lui, parfois, et c'est quelque chose que je n'aime pas chez lui. Oui, Clément me fait un peu chier, des fois, mais je n'aime tout de même pas le voir blessé ainsi.
- Dis, Clém, tu veux bien me dire ce qui s'est passé? je demande gentiment.
- Bah... J'ai dit que y a quelqu'un qui a dit avoir vu Bigfoot aux nouvelles et puis Stan a pris le feu au cul... Je faisais rien de mal, j'ai juste dit que bah la personne a vu Bigfoot et il me croyait pas alors je lui ai montré mon point de vue... il me raconte avec un trémolo dans la voix.
- Ah, d'accord. Eh bien tu veux savoir mon point de vue sur ça, Clément?
- Je ne sais pas...
- Je te crois, moi, que je mens, je pense bien que cette personne a vu Bigfoot.
- Vraiment? pousse-t-il, le visage s'illuminant.
- Ouais. Je ne vois pas pourquoi ces gens mentiraient là-dessus. Et puis tu as dit à Stan, qu'est-ce qu'il ferait s'il était dans leur position, s'il voyait Bigfoot. Et je trouve que c'est un bon point que tu as, Clém.
- Merci beaucoup, Max, vraiment.
Je marque une petite pause, puis :
- Alors, avec ta charmante Mégane, ça va?
- Je l'espère. Je ne sais toujours pas si elle s'intéresse à moi, mais je vais l'inviter au ciné vendredi prochain et je lui achèterai ses bonbons préférés, des réglisses à la cerise. On ira voir Trouver Dory, je sais qu'elle veut tant le voir. Et puis je verrai si elle est intéressée ou pas et je lui demanderai.
- Je te le souhaite, champion, dis-je en avalant une nugget. Et si elle dit oui, tu vas faire quoi?
- Pleurer, sûrement! Nan mais presque dix-sept ans de célibat envolées en un seul instant, c'est tout un choc! Rigole-t-il. Et puis si elle dit non, je pleurerai aussi, mais pas pour les mêmes raisons, tu vois.
- Elle ne dira pas non, j'en suis sûr.
- Bah c'est une éventualité à laquelle je dois m'attendre.
- C'est clair, mais la manière avec laquelle elle te regarde ne ment pas.
- Vraiment? Elle me regarde comment?
- Avec de gros cœurs dans les yeux.
- Vraiment?
Mon ami devient soudainement très excité, ce qui me fait sourire. J'avoue que ce que j'ai dit n'est pas tout à fait vrai, mais si ça peut lui remonter le moral et lui donner un peu de confiance, ça passe. Et puis au pire, elle dira non. Ça m'arrangerait presque : cette Mégane est une pute intergalactique. Elle met des leggings moule chatte et elle fait dépasser les bretelles de son string sur ses hanches, comme dans la BD Les Nombrils, et après elle vient pleurer que les mecs la regardent. Elle est loin d'être une lumière, cette meuf. Et elle est insupportable, en plus, alors si je peux ne pas l'avoir dans mes pattes, ce serait parfait. Je ne sais vraiment pas ce qu'il lui trouve d'attirant, pour être honnête.
On discute pendant une bonne dizaine de minutes de sa douce, puis je me rends compte que Math et Stan ne sont toujours pas revenus. Je laisse un peu Clément de côté pour aller jeter un œil dehors. Je me dirige vers la sortie et je sors ma tête à l'extérieur du fast food. Aucune trace de mes deux amis. C'est bizarre, tout ça. Donc je sors. Je ne les vois pas. Je m'élance vers la droite pour regarder sur le trottoir, mais toujours rien. Je retourne voir Clément pour lui demander s'il les a vus pour recevoir une réponse négative. Je suis de retour dehors. Je vais donc voir à l'arrière du restau, on ne sait jamais.
Et devinez ce que j'ai vu.
Nan, sérieusement. Essayez de deviner. Je vous donne un seul essai, je n'ai pas que ça à faire.
Non, je n'ai pas vu Bigfoot, allez tous vous faire foutre.
J'ai vu Mathilde et Stan s'embrassant effrontément. Stan, mon meilleur ami, mon confident, à qui j'ai partagé mes sentiments forts pour Mathilde. Oui, je suis amoureux d'elle, putain.
Et il est en train de l'embrasser. Devant moi.
Je reste planté là comme un sombre connard, ne sachant que faire. Et, évidemment, les deux tourteraux me voient. Et j'ai droit au fameux «mec, ce n'est pas ce que tu crois!» de mon meilleur ami. La seule personne à qui je pouvais m'identifier, puisque je pensais qu'il était comme moi, qu'on pensait de la même façon. Eh bien moi, je n'embrasse pas le béguin de mon meilleur pote, ce n'est pas dans ma liste de valeurs. Eh non. Et Stan semble presque désolé.
- N'essaye même pas de te justifier, sale con! Je les veux pas, tes excuses de merde! je crie, le visage tordu de haine.
- Mec, attends!
- Et toi, Math, je t'ai acheté ton foutu repas végé à la con pour être gentleman et pour être gentil, eh ben tu peux te le foutre où je pense!
- On se calme, putain, j'appartiens à personne, merde!
- Ouais, bah Stan il le savait très bien que je suis amoureux de toi, Mathilde, et il t'a pécho quand même. Allez tous vous faire foutre bien profond dans le cul, bande de merdeux.
Je retourne dans le McDo pour attraper mes nuggets et je fous le camp, la rage au cul. J'arrive pas à y croire, putain. J'enfile mes écouteurs d'une main en furie et je fais éclater une chanson particulièrement violente de mon artiste préféré, le son au max, puis j'emprunte la rue principale, direction maison. J'entends la fille que j'aimais me hurler quelque chose, sûrement des insultes, la connaissant, mais je n'y porte pas d'attention. Ça n'en vaut pas la peine.
Le monde qui m'entoure est de nouveau muet. Les voitures qui passent à toute vitesse ne font aucun bruit et le couple qui s'engueule sur la rue d'en face non plus. Il n'y a que Manson qui me hurle d'aller me faire foutre, ce qui me convient parfaitement vu la situation. Je traverse la rue.
Eh bien, en y réfléchissant, j'aurais peut-être dû écouter Mathilde qui me criait dessus. Ce n'était peut-être pas des insultes qu'elle me lançait, mais bien de faire gaffe au bus qui arrivait à une vitesse folle vers moi. Parce que le bus, je ne l'ai pas entendu non plus.

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