CHAPITRE 2: Tous les enculés finissent en Enfer

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Je n'entends rien. Et je ne vois rien non plus. Ici, c'est le noir le plus complet qui soit : on dirait que je me trouve dans le trou du cul de l'Enfer. Il fait une de ces chaleurs, en plus. Moi qui croyais que les trente deux degrés Celcius de mon patelin étaient insupportables, eh ben j'avais tort.
Je tente de me relever, mais un horrible mal de tête me force à m'appuyer sur ce qui me semble être un mur. J'y colle mon dos, m'accroupis et coince ma tête entre mes deux genoux. Je reste assis ainsi pendant ce qui m'a semblé une dizaine de minutes. Je parviens enfin à me relever. Mes yeux, maintenant accommodés à la noirceur abyssale des lieux, commencent à larmoyer à cause de la douleur aiguë qui écrase mon crâne. Putain.
Je mets un pied devant l'autre avec méfiance. Je ne sais pas du tout où je marche, alors mieux vaut être prudent. Après quelques pas à peine, je me bute les orteils sur un mur. Je le tâte donc à la recherche d'une issue, qui se trouve par la droite. On dirait que je me trouve dans un labyrithe : le couloir dans lequel je suis maintenant est étroit. Je peux y glisser mes bras, un sur chacun des murs qui m'entoure. Parfois, un des deux murs disparaît à cause d'un trou, qui est sûrement un autre embranchement que je peux emprunter. Je décide de continuer tout droit : une espèce de lueur de dessine au fond du couloir, qui paraît presque inatteignable vue sa longueur. Je presse donc le pas, tâchant d'ignorer mes étourdissements de merde, jusqu'à entendre une voix. Ce n'était qu'un mot ou deux, mais c'était quand même quelqu'un qui pourrait m'aider. Je me dépêche alors, enivré par une adrénaline nouvelle et par l'espoir qu'on me dise ce que je fous ici. Plus je me rapproche, plus je suis en mesure de distinguer les syllabes qui sont prononcées, au loin. Ce sont les mêmes mots répétés à intervalle régulier, toujours sur le même air monotone. La lueur se fait de plus en plus visible. Je suis presque en train de courir. Mes pas produisent un bruit qui résonne dans cet endroit mystérieux.
C'est alors que je pousse un cri. On dirait que la panique décide de me frapper à cet instant même. Je ne sais pas où je suis, je ne sais pas ce qui m'est arrivé ni comment je m'y suis retrouvé, il fait chaud, j'ai mal, j'ai peur. J'ai l'impression que n'importe qui pourrait tourner le coin et se retrouver dans le même couloir que moi et me poursuivre et me buter. C'est pas possible. C'est pas possible!
– OÙ JE SUIS, PUTAIN DE MERDE? crié-je à pleins poumons, les larmes aux yeux.
L'écho de mes hurlements était la seule réponse à ma question. Alors je m'adosse à un des murs, en pleine crise de panique, et je me mets à pleurer, complètement affolé. Je ne peux pas m'arrêter de lâcher des hoquets violents et ridicules.
Et c'est lorsque j'ai commencé à me calmer que j'ai pu entendre, au loin, de petits pleurnichements accompagner les dires réguliers de la voix au bout du couloir. Je m'arrête net de respirer. Mais qui c'est, putain? Y a quelqu'un qui m'observe depuis ce temps? C'est quoi ce putain de bordel, putain de bordel de merde?
– Allô?
Les pleurnichements reprennent de plus belle. «What the fuck», que je murmure pour moi-même.
Alors que je commence à suivre le bruit, je pense voir une petite silhouette maigre se découper sur le mur en face de moi. À quelle horrible créature des ténèbres de mes deux aurai-je affaire?
Oh putain, je crois que l'horrible créature des ténèbres de mes deux m'a vu. Les chignements ont brusquement cessé. Là, j'ai la trouille. Vraiment. Alors je fige, littéralement : j'arrête de respirer, j'arrête de bouger les yeux et tout, bref vous avez compris que je fige.
– C'est... c'est qui qui est là? demande une voix terrifiée et aiguë qui n'est pas la mienne.
– C'est... c'est Maxime, que je lance en me traitant de con en remarquant la stupidité de ma réponse.
– Moi c'est Kévin. On est où? pleure la jeune voix.
J'y crois pas. J'aurais pu tomber sur un cerbère, une hydre, le Wendigo ou cet enculé de Bigfoot, mais non. L'horrible créature des ténèbres de mes deux sur laquelle je suis tombé, c'est un enfoiré de mioche. Un morveux. S'il y a une seule chose que je déteste plus que les mioches, c'est les lombrics, parce que Dieu sait que ça me répugne, donc ça reste mon top deux des trucs les plus haïs de l'humble personne que je suis. Et j'arrive nez à nez avec ça dans un lieu que je ne connais pas.
Eh ben.
– J'en sais rien. Approche-toi, je crois que je sais où est la sortie. T'inquiète, je te veux aucun mal, je suis aussi perdu que toi.
– D'accord...
Avec toute la lenteur du monde, le petit vient me rejoindre. Et je vous le jure sur la tête de mon chien Norman que c'est le mioche ayant le visage le plus arrogant et chieur que la Terre ait engendré. J'arrive à peine à le distinguer dans cette noirceur du trou de balles de l'Enfer, et c'en est assez pourmoi. Je le déteste déjà, avec cet air d'enfant pourri gâté et ces cheveux châtains mi-longs. Et ce chandail d'Angry Birds. Dieu sait que je déteste Angry Birds, et les enfants, alors vous voyez bien que je suis destiné à haïr ce morveux avec tout mon cœur. Oui, Dieu sait beaucoup de truc sur moi, peut-être même un peu trop. Il sait ce que je cherche en navigation privée le vendredi soir. Trop de détails. Revenons au petit garçon absolument adorable – hum hum –.
– On est où? qu'il chiale pour la deuxième fois.
– J'en sais rien, Dylan, je t'ai déjà dit.
– C'est Kévin.
– Rien à foutre.
Devrais-je me retenir de dire des gros mots devant de jeunes oreilles si chastes? La réponse est probablement négative.
– Et dis-moi, Kévin, dis-je en appuyant bien sur son prénom, tu as quel âge?
– Neuf.
– C'est bien.
Un silence inconfortable s'ensuit. La seule qualité qu'il puisse bien posséder, c'est de ne pas être jaseur. Hourra.
– Je pense que c'est par là, j'entends quelqu'un parler depuis tantôt.
Kévin me lance un regard approbateur et m'attrape la main. Pour la tenir. Tenir ma main. Les nerfs à vif, je retire ma main des doigts gras et sales du petit. Ça, y en est pas question. Mais alors que j'enlève ma main de la sienne, il se remet à pleurer. Je ne suis pas sûr si c'est une crise d'enfant qui n'a pas ce qu'il veut, ou si ce sont des pleurs terrifiés qui ne demandent qu'un peu de réconfort. Quoi qu'il en soit, il peut bien aller se faire voir. Sauf que là, il s'accroupit et crie. Il veut que je lui tienne la main. Alors je pousse un soupir quelque peu exagéré, me penche et la lui attrape à contrecoeur. «Fait chier», murmuré-je. Il arrête presque instantanément de chialer. Je crois que je suis tombé sur un enfant gâté qui hurle jusqu'à ce qu'il ait ce qu'il veut. Vous voyez, le genre qui pleure jusqu'à ce qu'on lui offre également un cadeau à l'anniversaire de quelqu'un d'autre. Saleté de mioche de mes saintes couilles. Ça fait à peine cinq minutes que je le connais qu'il me casse déjà les noix.
Génial.
On tourne finalement le coin illuminé d'où provient la voix, main dans la main. C'est alors qu'une queue de ce qui me semble une bonne cinquantaine de personnes s'étend devant nous. Des murs gris sans aucune décoration s'offrent à nous, ouvrant une gueule béante s'étendant sur près de deux cents mètres. La pièce est illuminée par des ampoules seules sur le plafond, exactement en son milieu. Je suis encore plus confus qu'auparavant. Des hommes, des femmes, de toutes races, âges et ethnies font la file. Kévin et moi nous mettons donc derrière un homme barbu et âgé, vu ses mains toutes ridées et son dos voûté. Je tape deux de mes doigts sur son épaule afin de lui demander où on est.
– Excusez-moi, monsieur, auriez-vous l'amabilité de nous dire où on est, exactement?
L'homme me toise comme si j'étais un parfait idiot.
– Monsieur?
Il me fixe toujours avec son air ébété et presque absent. Est-ce qu'il me comprend?
– Mons...
– ON EST EN ENFER! ON VA TOUS BRÛLER COMME DES PORCS, EN ENFER, EN ENFER!
Tous deux carrément secoués, Kévin et moi sautons vers l'arrière. Mais qu'est-ce qu'il nous raconte, ce vieux con?
– Quoi? Non, je...
– EN ENFER, EN ENFER!
Et il continue à hurler ainsi jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il fait profondément chier tout le monde aux alentours, les larmes aux yeux. Après quelques secondes à le dévisager, je me lance enfin :
– De quoi... De quoi vous parlez? Je...
– Quel est ton nom, mon cher? demande-t-il, le visage grave.
– Quoi? je souffle, entièrement désorienté.
– Ton nom.
– Max... ime.
– Maxime, mon cher, tu es mort.
– J'suis pas mort, monsieur, je me tiens devant vous. De quoi vous parlez, putain?
– Maxime, je te dis qu'on est en Enfer. On est morts! chiale-t-il avec un gros trémolo dans la voix. J'étais destiné à une hépatite C dont j'ignorais l'existence jusqu'à récemment. J'avais des douleurs atroces au ventre. Mon foie s'est arrêté net de fonctionner : j'ai dû être hospitalisé. Juste hier soir, mes douleurs ont empiré, puis j'ai vu le tunnel blanc s'offrir à moi. Et je me suis retrouvé ici. En Enfer.
Je reste là, abasourdi. Soit il est complètement toqué, on s'est tous fait kidnapper et je suis pris avec un mioche et un taré, soit il a raison et on est tous morts. Et je ne sais pas laquelle de ces deux idées me plaît le plus. Je ne comprends pas du tout.
– Mais...
C'est alors qu'il m'agrippe le bras d'une force hors de ce monde.
– Oh! Ça va pas?
– Tu vois? Tu ne ressens pas la douleur?
– Quoi? Je... non, vous ne faîtes que me serrer le...
J'arrive pas à y croire. Ce vieux con tenait fermement la peau de mon avant-bras entre ses ongles il y a quelques secondes à peine, laissant de petites estafilades rougies sur ma peau blême. L'homme délaisse mon bras et m'offre un regard grave.
– Oh putain de merde... je pousse, les yeux gros comme des balles de golf.
Soudain, la pire chose qui puisse m'arriver arriva. Kévin s'est mis à chialer. Et pas qu'un peu, croyez-moi. Dans quelle merde me suis-je retrouvé? La pire, sans hésitation.
Je suis... Mort? Et que vont faire mes amis? La dernière chose que j'ai faite, c'est de m'engueuler avec Stan et Math. J'ai l'impression que je n'ai pas passé assez de temps avec eux, même si on a été amis pendant cinq ans. N'empêche que c'est un coup de salaud qu'il m'a fait, ce con. J'arrive pas à y croire. Mon meilleur ami m'a trahi et a eu des affaires avec la fille que j'ai aimée pendant presque un an et je suis mort. Je suis mort. Je suis mort? Mais comment est-ce que je suis mort? Ça n'a aucun putain de sens.
Kévin me défonce toujours les tympans avec ses chignements suraigus depuis les cinq dernières minutes. Il n'arrête pas d'appeler sa maman. Devrais-je lui dire qu'il ne la reverra jamais, jamais? Et qu'elle ne l'a jamais aimé? Peut-être pas, mais ce serait énorme. J'en meurs d'envie, littéralement.
Putain.
Après ce qui m'a semblé une éternité, on arrive au devant de la longue file, qui prenait de la longueur à mesure qu'on avançait. C'est le tour du vieillard de se présenter au comptoir. Je ne vois toujours pas l'homme qui y travaille à cause du vieux qui, mine de rien, est assez large et costaud, et j'ai l'impression, rien que par sa voix, qu'il doit avoir un visage excessivement blasé.
– Nom? lance ce que j'imagine être un fonctionnaire du Mal, ou une merde dans le genre.
– Hum... Jacques Vallez, que le vieux répond, non sans une certaine hésitation.
Le fonctionnaire pianote sur son clavier qui laisse échapper de petits cliquetis rapides. Il lâche un petit «mmh» approuvant les dires du certain Vallez, puis il marmonne :
– Chambre 104 454 894 107, couloir seize, avant-dernière porte à droite. Veuillez vous diriger vers la droite pour votre code d'identification et votre clé de chambre.
Vallez, un peu surpris par les instructions qu'on vient de lui transmettre, hoche la tête et emprunte la voie que le fonctionnaire lui a dit d'emprunter. Au moment où Vallez se tasse, un homme au visage gras, rondelet et ennuyé apparaît. J'avais donc raison de croire qu'il hait son boulot. Il me semble petit, puisque je dois le dépasser d'une bonne trentaine de centimètres. Bon, il est assis sur une chaise, mais je dois quand même le regarder d'en bas. J'avoue que mon mètre quatre-vingts n'arrange pas les choses. Une petite plante verte est posée sur son bureau et me semble presque indécente dans un environnement aussi monotone.
– Suivant! me crie-t-il sans même m'adresser un simple regard.
J'avance donc, toujours accompagné de Kévin, dont les pleurs se sont apaisés, trop occupé à écouter notre prochaine conversation.
– Nom?
– Maxime Garcia, monsieur.
Après quelques secondes de silence, je ne pouvais plus me retenir de poser une question :
– Où est-ce qu'on est?
– En Enfer.
Il m'a répondu ça comme si c'était l'évidence même. Il a d'ailleurs osé me lancer un regard un tantinet agacé. J'ai remarqué qu'il a les yeux qui louchent.
– Et... je suis mort comment?
Il soupire.
– Selon votre dossier, vous avez été frappé par le bus 235 sur la rue du Moulin à 13h24. Mort le crâne transformé en crêpe après qu'il vous ait roulé dessus, dit-il, le visage impassible.
Un grand frisson me lézarde la colonne vertébrale. «Mort le crâne transformé en crêpe»? Il est sérieux, ce gros enculé? Il a dit ça comme si c'était drôle et normal. Je suis mort, putain! Mort!
– Chambre 104 454 894 108, couloir seize, dernière porte à droite. Veuillez vous diriger vers la droite pour votre code d'identification et votre clé de chambre, il dit en me tendant un morceau de papier à la con.
Je lui lance un regard offusqué. C'est tout? «Bonjour, vous êtes mort, deuxième porte à droite»? J'arrive pas à y croire, bordel. Je me dirige donc vers la porte à ma droite avec perplexité. C'est donc ça, l'Enfer? Ne suis-je pas censé brûler pour l'éternité? Ça n'a aucun sens.
– Monsieur Garcia, attendez.
Je me retourne. Ce gros lard ose encore me parler?
– Quoi?
– Vous êtes ensemble? dit-il en me pointant Kévin de son doigt boudiné.
– Quoi? Hum... No...
– Oui, on est ensemble, c'est mon demi-frère, crie le mioche, tâchant de me couper la parole.
– Bien. Nom? demande le gros lard.
– Non, on n'est pas...
– Kévin Fontaine.
Il fait cliquer son clavier à toute vitesse.
– Monsieur, il n'est pas mon...
– Veuillez suivre votre demi-frère vers la droite pour votre code d'identification et la clé de votre chambre, marmonne le fonctionnaire en donnant un papier à Kévin. Suivant!
Et il nous chasse, trop affairé à parler à un autre enculé de mort de mes deux saintes couilles de putain de merde.
– T'es con ou quoi? crié-je à l'enfant qui est visiblement fier de son coup.
– Je voulais pas être tout seul, me répond-t-il simplement.
– Ouais, bah moi, je t'ai rien demandé du tout, alors fous-moi la paix, tu veux?
Je me retourne et marche vers un homme grand et Black au visage séduisant et menaçant à la fois. Il me demande mon papier, que je tends rapidement, par peur de me faire casser la gueule. Il prend le soin de bien le lire, puis il le dépose dans un bac qui en déborde. Le visage impassible et blasé, il commence à taper une séquence de chiffres et de lettres interminable sur ce qui me semble être un ordinateur.
– Veuillez placer votre avant-bras droit dans la machine, paume vers le haut, m'ordonne le Black.
Il répète le même manège pendant une dizaine de minutes, inscrivant des lettres en majuscule et des chiffres dans la chair de mon bras. Le Black a donc inscrit un code sur le long intérieur de mon avant-bras. Le code fait environ vingt centimètres de longueur et comporte de petits caractères noirs. Le Black musclé me tend un trousseau d'où pend une clé et me prie d'avancer.
Je roule celle-ci entre mon index et mon pouce pour découvrir un relief sur son manche. Je l'apporte à mes yeux pour voir une séquence de chiffres, celle que le gros fonctionnaire effronté m'a fournie : mon numéro de chambre. Enfin, de notre chambre. En-dessous de cette séquence se trouve le code inscrit sur mon bras. Curieux.
Je continue à avancer en laissant l'autre petit con derrière moi. Il peut bien se perdre et crever si ça lui chante. Je m'en fiche complètement. Bon, je ne sais pas trop ce que j'entends par crever. Disons plutôt se perdre et être destiné à d'éternelles souffrances.
Après une bonne vingtaine de minutes à marcher rapidement, j'arrive dans le couloir qui m'est assigné. Dernière porte à droite, si je me souviens bien. Alors j'avance dans cet éternel hall gris, sale et légèrement humide. On se croirait en prison.
– Nan mais t'es relou, putain! J'me casse! crie une voix étouffée.
Une porte s'ouvre brusquement devant moi. Je manque de me fracasser le visage contre son métal froid et décoloré.
– Connard, regarde où tu marches! me lâche une jeune femme à moitié nue et visiblement irritée par ma simple présence.
Elle décampe en tâchant se rhabiller, laissant la porte grande ouverte derrière elle. Intrigué, je jette un furtif coup d'oeil à l'intérieur de la chambre. J'y trouve deux hommes : l'un d'eux est étendu sur son lit crasseux, le nez plongé dans un bouquin quelconque. L'autre, lui, est sur le lit d'en face, la queue entre les mains, complètement nu.
– Ah, les femmes... Elles ne savent jamais ce qu'elles veulent, pousse-t-il à ma vue, à personne en particulier.
Il se lève et, sans aucune honte, vient refermer la porte, le manche toujours tendu et à l'air. Je poursuis mon chemin, le visage crispé par la perplexité.
La porte 104 454 894 108 se trouve juste devant moi. J'y suis enfin. J'avoue être déçu : non seulement elle est exactement comme toutes les autres, mais j'y décèle une vague odeur de pisse séchée. «Génial», que je murmure. Je prends la clé que j'ai gardée dans ma main et la glisse dans la fente. Un cliquetis se fait entendre, alors j'attrape la poignée grasse et la tourne. Je pousse la porte pour tomber sur deux hommes adultes qui me jettent un regard mi surpris, mi blasé. L'odeur concentrée d'urine me frappe soudain, faisant larmoyer mes pauvres petits yeux.
– Je t'avais dit de nettoyer la cuvette, Rob, murmure le plus petit des deux hommes.
– Tu la feras toi-même, la prochaine fois. C'est pas comme si ça m'dérangeait, répond le dénommé Rob, qui frôle l'obésité.
– Ouais, bah ça le dérange, lui, fait le premier en me désignant de son menton velu de poils éparses.
Je les fixe intensément, ne sachant comment réagir.
– Entre, on mord pas, relance-t-il, voyant ma gêne. Tu t'appelles comment?
– Max, je... J'm'appelle Max, je bégaie en avançant vers eux.
– Moi, c'est Perez. Lui, c'est Robert, mais on l'appelle Robbie ou Rob. Désolé pour l'odeur immonde, s'excuse-t-il en lançant un regard méchant à Robert, il avait trop la flemme de ramasser sa putain de pisse.
– C'est pas... Ça me dérange pas, t'inquiète.
– Il y a deux lits libres, alors choisis celui qui te plaît.
Je hoche la tête et scrute les deux matelas minces et qui ont perdu leurs couleurs. Ce sont des lits superposés. Instinctivement, je me place au-dessus de Perez, sentant que ce n'est pas que des chiottes que provient l'odeur immonde, mais aussi de l'obèse qui me fixe étrangement depuis mon arrivée.
– Alors, la douche et la toilette se trouvent juste là, indique Perez du doigt. T'es le bienvenu.
– Merci, c'est gentil.
Un silence inconfortable s'installe. C'est alors que Kévin arrive, les larmes aux yeux.
– Tu m'as laiss- laissé tout tout tout seul! hoquette-il.
– T'avais qu'à pas mentir.
Je soupire et me retourne vers mes deux nouveaux colocataires. Rob a les yeux fixés sur le petit chieur.
– C'est quoi ça? demande Perez avec un accent mexicain que je n'avais pas remarqué.
– Il est avec moi, je réponds.
– On nous avait assigné qu'un nouveau locat', c'est pas possible.
– Ouais bah j'ai pas choisi qu'il vienne avec moi, alors on est pris avec.
– J'avais demandé pas de gosses, putain de merde.
– C'est possible de le virer de la chambre?
– J'pense pas : ça doit bien faire six fois que je demande un changement de locat' et je suis toujours avec ce gros tas de graisse, crache le Mexicain en direction de Rob qui, lui, est bien trop affairé à reluquer Kévin.
– Merde, soupiré-je.
– Tu vois, Rob, il... Comment te dire? Il... aime bien les enfants. Si tu vois ce que je veux dire.
Je hoche la tête. C'est pas possible. Je suis avec un mioche et un pédo dans un logement gros comme mon cul qui sent la pisse. Et ça, c'est pour le reste de ma triste existence en Enfer.
Voyant le malaise du petit morveux, le petit Mexicain s'avance et lui présente la chambre et son colocataire. Kévin monte la courte échelle du lit superposé et s'assied sur le matelas mince et crasseux. Il affiche une moue furieuse et dégoûtée.
– Attends. J'ai une question, je fais, voyant que le silence qui flottait dans l'air était très inconfortable.
– Mouais? répond Perez.
– On est en Enfer.
– Oui.
– Mais j'ai rien fait.
– Personne dans cet étage a fait quelque chose de mal, si ça peut répondre à ta question. On a tous commis un p'tit délit ou un geste qui nous semble banal, mais qui, au final, est valable pour terminer dans c'trou à rats.
– Tu veux dire quoi par «dans cet étage»?
– Y a sept étages en tout. Sept cercles de l'Enfer.
– Et ben?
– On est au septième. C'est les délits très mineurs. Tu vois, ça va des délits très mineurs aux dictateurs et tueurs et violeurs en série.
– Ok, alors je suis ici parce que je me branle et parce que j'ai poussé une grand-mère une fois y a deux ans?
– En quelques sortes, ouais.
– Et pourquoi l'autre gros lard n'est pas dans un autre cercle? je demande en désignant Rob de la tête.
– Parce qu'il est jamais passé à l'action. On a pas pu l'épingler.
– Génial...
Je marque une pause, puis :
– Et toi, t'es arrivé ici comment?
– Quand j'étais jeune, je volais des bonbons au supermarché, parfois.
Je pousse un soupir amusé. C'est n'importe quoi.
– Et le p'tit, pourquoi il est là? Tu l'sais?
– Il est tellement chieur et pourri gâté que je veux même pas le savoir, je réponds.
– Je suis juste à côté, du con, lâche Kévin, irrité.
Perez sourit et jette un regard amusé au garçon.
– Eh ben, pour un mioche de huit ans, t'en as tout un vocabulaire! rigole le Mexicain.
– Neuf ans, con de minorité de merde.
Les yeux de Perez deviennent gros comme des balles de golf. Il se lève en cognant volontairement la base du lit de Kévin et attrape le garçon par le chandail.
– Si tu veux pas rester enfermé ici avec Rob toute la nuit, je te conseille de rester tranquille, puta. Fais attention à ton petit cul blanc de merde.
Je ne peux m'empêcher de lâcher un rire très satisfait par la réplique du petit moustachu. Kévin, lui, a un air mécontent et vexé. C'est sûrement la première fois qu'on ose répondre à ses conneries. Comme le voir tout renfrogné est quelque chose de magnifique.
Après que la petite dispute se soit tue, je m'étends dans mon lit. Mes pieds dépassent du matelas, comme d'habitude. Au moins, il n'est pas inconfortable. C'est deuxième point positif de la journée.
Le fait que je sois mort ne me rentre pas dans la tête. Ça me semble impossible. Et comment mes amis se portent? Et mes parents? Oh, mes parents... Ma pauvre mère, je la vois étendue dans mon lit en serrant ma peluche Twitwi, un oiseau bleu au bec mâchouillé, complètement paralysée par la douleur. Cette vision me noue la gorge et y forme une énorme boule. Des larmes perlent sur mes joues chaudes d'une culpabilité incohérente : je ne pouvais pas prédire ma mort. Certes, j'aurais pu être prudent, j'aurais pu regarder des deux côtés de la rue. Je me demande si c'est de ma faute, ou celle du conducteur de bus. Il m'a peut-être vu. J'en sais rien, et honnêtement, je ne veux pas le savoir. Je ne veux plus y penser. Mais les images restent. Elles me torturent, me dévorent.
Je me retourne dans mon lit. Ces images, elles tourmentent mes rêves et occupent ma nuit. Après avoir passé des heures éveillé et préoccupé, le sommeil est finalement venu, m'enveloppant de ses bras et me plongeant dans un monde de cauchemars interminables. 

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